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Brognon Rollin : garnements de l’art recherchent temps perdu

Par Fabien Rodrigues / Photo de Une : ©Jeff Poitiers

D’une sonnerie d’école à une horloge qui donne l’heure juste, mais de manière complètement aléatoire, des contours d’une île décalqués centimètre par centimètre à des néons iconiques, le travail du duo Brognon Rollin se joue des codes sociaux sans compromis avec la vision des artistes, mais toujours avec respect. Les sujets qu’ils abordent avec brio et leur touche identitaire font de Stéphanie Rollin et David Brognon deux des artistes luxembourgeois les plus cotés du moment et les institutions artistiques internationales se disputent leurs œuvres. Mais hors de question de ralentir la cadence pour ces deux esprits fous et justes, qui prendront bientôt la direction de Paris où ils ont été choisis pour un projet de grande envergure – une gare, ni plus ni moins ! L’occasion parfaite pour s’asseoir avec eux et discuter réussites et temps qui passe…

Si vous vous dites que vous n’y connaissez rien en art contemporain et que vous n’avez aucune idée de quoi sont capables ceux-là, détrompez-vous : vous avez sans doute croisé une des oeuvres emblématiques de ce duo d’artistes franco-belgo-luxembourgeois sans même le savoir, en passant devant ce grand néon monumental Première Ligne, installé sur la façade du P+R Bouillon en 2021 comme un hommage à celles et ceux qui ont fait tenir les lignes pendant le confinement lié à la pandémie du Covid-19, en faisant une petite pétanque sous le « Rough As Silk » des Rotondes ou encore en buvant un café « Caffeine Memory » au célèbre Paname, lorsque Stéphanie Rollin et David Brognon y apposaient, sur la mousse, des oeuvres d’art volées ou perdues au fil de l’Histoire par le truchement d’une imprimante et d’un logiciel dédié…

©Bohumil Kostohryz

UN BINÔME MEANT TO BE

Originaire de Belgique proche, David s’est longtemps fait connaître dans le milieu du street art local – et au-delà – sous le nom d’artiste The Plug. Pas très branché études supérieures, c’est ainsi qu’il se fait un nom pendant une quinzaine d’années, sur les murs et les trains, tandis que Stéphanie, qui a grandi au Grand-Duché, effectue un cursus artistique à Paris et à Londres. La rencontre se passe « à la machine à café du Mudam Luxembourg », alors que celui-ci n’est pas encore le musée que l’on connaît aujourd’hui au Kirchberg, mais un projet en cours de développement avenue Guillaume, au côté de la très regrettée Marie-Claude Beaud, une personnalité qui aura beaucoup d’influence dans la formation et l’essor du duo. Une première oeuvre cosignée en 2007 dans le cadre de l’expo We Are The Mods de The Plug, qui trouve directement acheteur – le FRAC Poitou-Charentes, rien que ça. Dès lors, tout est cosigné, avec de (très) belles réussites internationales comme le Prix Pirelli du Meilleur solo show à Art Brussels, une présence à la Biennale de Venise, ou encore une sélection au Prix Fondation d’entreprise Ricard…

Alors que David quitte son poste de régisseur des collections au Mudam et que Stéphanie rencontre quelques épreuves avec son label de design Superette, tous deux décident de tout donner à leur art commun, comme nous l’explique David : « À l’époque, on se trouve en face de très gros artistes et on avait envie de nous challenger à l’étranger. Pour ce faire, on est obligés de se remettre en question en permanence et se donner à 100 % dans le projet, sinon ça ne marche pas. Et c’est aussi comme ça que les institutions et les collectionneurs te font confiance. Cet investissement nous pousse alors à nous installer à Paris, en 2014 – et c’est là que les très gros projets commencent à s’enchaîner ».

COQUELUCHE DES MUSÉES

S’il est impossible de rendre hommage de manière concise au corpus d’oeuvres de Brognon Rollin tant il est aussi dense que protéiforme, c’est par exemple à l’époque qu’ils partent des semaines durant sur la petite île de Gorée, au large du Sénégal, pour créer l’oeuvre Cosmographia – série dédiée à l’imaginaire contradictoire de l’île. Synonyme d’évasion, elle est d’abord un lieu de désolation, utilisé pour mettre à l’écart les indésirables. Battues par les vagues, ses circonférences changeantes y sont décalquées centimètre par centimètre, jour après jour, par les deux artistes. Chaque partie décalquée est mise sous enveloppe et envoyée au commanditaire, puis classée dans un système d’archivage conçu par les artistes et le designer français François Bauchet, afin de s’adapter au nombre exact d’enveloppes. Il faudra sept jours pour transposer les 2,4 kilomètres, avant d’en passer quatre autres pour faire de même sur l’île normande de Tatihou, convertie en lazaret – un lieu de quarantaine pour les équipages venus de ports infectés par la peste au XVIIe siècle.

Le tout fait aujourd’hui partie de la très prisée collection permanente du Centre Pompidou et traduit particulièrement bien les thématiques chères au binôme. L’exclusion et les disparités sociales, le temps et l’attente, mais aussi les dépendances se retrouvent ainsi au coeur de leur première grande exposition monographique, L’avant-dernière version de la réalité, proposée en 2020 au Mac Val, le très réputé musée d’art contemporain de Vitry-sur-Seine. Une rétrospective chamboulée par la pandémie de Covid-19, mais qui permet de placer encore plus Brogon Rollin sur l’échiquier de l’art contemporain qui compte et dans laquelle on retrouve une des oeuvres les plus percutantes, Résilients, très chère au coeur des artistes. Septembre 2016 : la direction américaine de Caterpillar annonce la fermeture du site de Gosselies à Charleroi. 2500 personnes sont concernées. Après le choc, la colère, puis la tristesse vient le temps de la résilience – terme de métallurgie, passé dans le langage courant, qui définit la capacité du métal à retrouver ses propriétés après une déformation, un choc, une altération.

En janvier 2017, un groupe de travailleurs se tourne vers le BPS22 Musée d’art de la Province de Hainaut et le duo Brognon Rollin afin de démarrer le processus cathartique d’une oeuvre collective : un portillon d’accès monumental, inspiré de ceux qui bornent l’usine. Mais cette fois le portique ne permet aucun accès, il conduit inexorablement à revenir sur ses pas. La production est assurée sur le site, avec les matériaux et les techniques utilisés pour la fabrication des fameuses « machines jaunes » et nécessite le savoir-faire et la participation de nombreux travailleurs, issus de plusieurs ateliers.

Stéphanie Rollin se rappelle : « Cela fait partie des commandes qui ont eu le plus d’impact sur nous. On se retrouve face à des gens qui sont dans une grande détresse, avec des collègues qui mettent fin à leurs jours, et ça nous fait beaucoup réfléchir sur ce que l’on fait. Cela a demandé beaucoup d’investissement émotif et d’empathie, mais le résultat est génial parce que les travailleurs avec qui on travaille alors nous disent que grâce à cela, il peuvent sortir de tout cela la tête haute et laisser la colère derrière eux. Et nous, on voit qu’on peut bosser sur un sujet qui nous passionne, réaliser notre vision et gérer le facteur humain qui va avec, tout en terminant dans un collection cool à Charleroi. Sans oublier que si l’œuvre est prêtée, son protocole stipule qu’une partie des travailleurs soit rappelée pour remonter la pièce et puisse ainsi se retrouver sur le long terme autour d’une œuvre qu’ils ont contribué à réaliser ».

Est-ce là une « touche » Brognon Rollin ? « Oui, tout à fait, c’est ce qui nous identifie sur le marché de l’art, on aime voir quand cette singularité est identifiée et elle nous rend fiers. Personne ne travaille comme nous, personne ne fait ce qu’on fait et on est reconnaissables grâce à cela. Les pièces sont parfois dures et compliquées, mais elles ont déjà fait leur place. On aime à penser qu’on est des facilitateurs, des transmetteurs entre une situation et un public, développer la situation donnée, la faire grandir au point que même les gens qui ne la connaissent pas se sentent touchés et puissent la ressentir… Et on aime si ça pique, si ça démange un peu ». Une vision axée sur l’exactitude et la cohérence, « où une erreur sur un projet peut faire oublier tout ce qu’on a fait de bien jusque-là »
renforcée par « le fait d’être deux », qui garantit – ou facilite au moins grandement – le fait de garder le curseur là où il faut…

LE TEMPS, LA PENDULE, LA SUISSE

On le voit aisément, le temps se retrouve comme élément principal décliné dans bon nombre d’œuvres de Brognon Rollin. Cette interprétation précise, ce sujet particulier autour du temps – et des autres axes thématiques travaillés par les artistes – est ce qui importe aussi grandement dans la genèse d’un travail. « En fonction de qui tu es, d’où tu vis, d’où tu es né, le temps s’étire, passe différemment et nous permet de jouer avec cette fluctuation. Outre le temps, c’est surtout la perception de la durée, voire du temps arrêté, distendu, qui nous passionne tout particulièrement ». On la retrouve dans la conception d’une nouvelle sonnerie sous forme d’œuvre pour une école parisienne, « qui marque la temporalité de la journée scolaire » ; mais aussi dans l’attente de l’euthanasie dans la très percutante Until Then, ou encore dans de géniales salles d’attente en marqueterie de paille…

«EN FONCTION DE QUI TU ES, D’OÙ TU VIS, D’OÙ TU ES NÉ, LE TEMPS S’ÉTIRE, PASSE DIFFÉREMMENT »

Mais le temps prend aussi parfois, chez Brognon Rollin, sa forme la plus consensuelle, la pendule, avant de délivrer son message spécifique. C’est le cas par exemple dans 8m2 Loneliness, créée sur base du témoignage d’un détenu qui déclare : « Lorsque je rentre dans ma cellule, mon temps commence », qui « imprime une étrange expérience de temps personnel ». L’horloge interactive donne ainsi l’heure à l’abri des regards. Son aiguille se fige à l’entrée des visiteurs, attend leur départ et rattrapera le cours du temps une fois la solitude retrouvée…

Selon leur ami Éric Fassin, « le travail de Brognon Rollin parle du temps ; mais c’est un temps déréglé, voire détraqué. On songe à cette horloge arrêtée qui, pourtant, donne l’heure juste (mais à qui ?) – non pas deux, mais trois fois par jour ». En effet, pour Even a Broken Clock is Right Three Times a Day, Stéphanie et David sont partis de cet adage disant qu’une horloge cassée donne l’heure juste au moins deux fois par jour. Mais les artistes invitent à ne pas se fier au réel : cette horloge bloquée sur 10h10 a été piratée et, chaque jour, donne l’heure une fois de plus. Quand ? Impossible à dire… « Son programme aléatoire est aussi imprévisible qu’un arc-en-ciel. Avec beaucoup de chance ou de patience, vous verrez ses aiguilles rattraper la course du temps, donner l’heure pour une minute, puis reprendre la pause à 10 h 10, l’heure photogénique choisie pour les publicités horlogères du monde entier ». Une interprétation artistique du temps qui se retrouve à présent dans l’épicentre mondial de l’horlogerie, justement, puisque la pièce a été acquise récemment par le Musée d’Art et D’Histoire de Genève. « C’est aussi une œuvre que nous avons créée avec des travailleurs de Caterpillar, avec de l’acier des grues », précise David. Full circle moment.

UNE GARE À PARIS ?

C’est encore un peu flou, mais le projet est bel et bien là et ce n’est rien de moins que le Grand Paris – plus précisément la Société des Grands Projets – qui est venu chercher Brognon Rollin dans le cadre du futur Grand Paris Express, nouveau métro qui reliera les principaux lieux de vie et d’activité en banlieue sans passer par Paris intra-muros. Mais pour faire quoi et comment ? « C’est clairement le projet le plus ambitieux depuis la construction du métro de Paris. Et ce n’est même pas à appel à candidatures : via le concept Tandem, pour chaque gare sont associés un architecte et un artiste – et nous sommes les artistes choisis par la commission en charge et les architectes d’Atelier Schall, pour la réalisation de la future gare Fort d’Aubervilliers. On ne peut pas encore en dire beaucoup, mais on peut vous dire qu’on ne va pas attendre la finalisation des travaux et l’ouverture de la gare pour commencer à travailler et l’œuvre va commencer dès l’année prochaine, pour enfler comme une rumeur au fur et à mesure ».

« LES MÉTROS, MOI JE LES TAGUAIS À L’ÉPOQUE », David.

Une promesse qui donne hâte, pour un projet qui ne manquera certainement pas d’interpréter une fois de plus le passage du temps, peut-être celui passé dans le métro ou celui économisé grâce à cette infrastructure. « C’est dingue qu’on vienne nous chercher pour cela, c’est une certaine consécration du travail fourni et de nos succès de ces dernières années », conclut Stéphanie, avec un mot de la fin de David particulièrement adéquat : « Surtout que les métros, moi je les taguais à l’époque » ! Pas mieux…

Cet entretien exclusif est à retrouver dans son intégralité dans le nouveau Bold Magazine #91, à lire en ligne ici!

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