Camélia Jordana : « Le féminisme n’est pas une guerre des genres »
Photos : Hellena Burchard
Avec son double album intitulé Facile x fragile, Camélia Jordana était de retour l’année dernière avec un opus beaucoup plus pop et léger que ce à quoi elle nous avait habitué. Alors que sa musique et ses rôles au cinéma nous ont parfois bouleversé malgré sa jeune carrière, l’auteure, compositrice, interprète et comédienne, nous en dit plus sur un projet musical combinant, comme à son habitude, métissage musical et engagements sociétaux.
Tu peux nous raconter la genèse de Facile x fragile et cette volonté d’aller vers quelque chose de plus « grand public » ?
Ça s’est un peu imposé à moi suite à Lost, mon précédent album. À l’époque j’avais vraiment envie de créer un album sans me poser la question de sa diffusion, de sa distribution, de son public. C’était simplement un cri du cœur que j’avais besoin de sortir, comme ça, en plusieurs langues, avec des sujets très denses. C’est un album qui m’avait énormément couté en énergie, en amour de mon métier et en amour de moi-même. Lostétait le résultat d’un combat quotidien mené pendant quatre ans pour que tout existe sur ce projet ; des chansons, aux visuels, à l’objet, à la tournée… Pour Facile x fragile, j’avais donc besoin de remplir à nouveau la « caisse à amour » de mon métier. J’ai travaillé sur cet album à une période durant laquelle j’ai fréquenté beaucoup de personnes qui écoutaient de la musique pop et des sons qui ne faisaient pas du tout partie de ma vie avant ça. Finalement j’y ai pris goût et je me suis dit que j’avais envie d’écrire et de composer en pensant non pas au public, mais à mon lien avec lui. Un lien qui pouvait d’ailleurs être assez distant de par mon précédent album. Avec Facile x fragile, j’avais justement la volonté profonde de renouer avec le public, de pouvoir me projeter sur des grosses scènes avec des personnes qui chantent ensemble et qui partagent des sons qui nous touchent tous.
Justement, tu as longtemps pensé qu’une bonne chanson devait naître dans la souffrance. Qu’est-ce qui a changé dans ta manière de composer ?
Ce qui a changé c’est notamment la rencontre avec Renaud Rebillaud, qui est l’un des compositeurs les plus doués de sa génération. Je pense que c’est le meilleur dans ce qu’il fait, à savoir de la musique pop. De ma rencontre avec lui, il y a vraiment quelque chose qui s’est ouvert chez moi et dans mon processus créatif. Lorsque l’on s’est rencontré on a fait une première séance avec Vitaa et Slimane et après cela on s’est retrouvé tous les deux en studio et il y a eu un moment assez dingue où pendant cinq heures on n’a fait que de rire, avant qu’à 18h, je lui dise : « tu n’as foot dans 1h30 ? Il faudrait quand même que l’on fasse une chanson avant (rires) ». On a alors fait Facile qui porte bien son nom et qui, dans son processus créatif s’est révélé être d’une fluidité extraordinaire.
Un processus créatif à l’opposé de ce que tu as pour habitude de faire…
Cela faisait six ou sept ans que je composais des chansons. J’ai grandi musicalement avec d’immenses artistes pour qui il faut que ce soit douloureux, que ça te coute pour que cela puisse avoir de la valeur. Lorsque j’ai appris à créer par le biais d’artistes que je voyais faire, cela s’est inscrit spontanément dans ma construction et ma structure artistique. Le processus intrinsèque de ma création était vraiment long, complexe et souvent laborieux, d’autant que je n’avais vraiment pas les meilleurs alliés pour m’accompagner dans cette démarche à ce moment-là. Finalement, ma rencontre avec Renaud m’a ouvert à cette idée qu’en deux heures on peut faire une chanson que je vais adorer. Parfois je me surprends d’ailleurs à chantonner la chanson Facile, comme si ce n’était pas la mienne (rires). C’est hyper surprenant, mais surtout très agréable et rassurant pour moi. J’ai enfin pris conscience que l’on pouvait faire des chansons dans la légèreté sans que cela n’enlève de la valeur à l’œuvre.
La relative facilitée que tu évoques ici ne t’empêche pas de rester exigeante finalement…
Complètement. Les artistes qui m’ont fait grandir sont comme des artistes plasticiens quelque part. Ils créent un arrangement musical comme un tableau, avec des couleurs, un équilibre et un spectre. J’ai la chance d’évoluer dans un milieu où je rencontre constamment des personnes qui ont mille choses à m’apprendre. J’ai toujours eu une appétence pour ce genre de créations et le fait d’évoluer avec des personnes très douées, ça m’a permis d’apprendre comment arranger un morceau. J’ai toujours écouté beaucoup de musiques d’origines et de genre très différents. C’est d’ailleurs cela qui m’a donné l’envie féroce de produire mon précédent album. Une fois que tu fais cette expérience-là, c’est très compliqué de lâcher prise. Même avec Renaud ça a été le cas. Je sais que les artistes aussi relou que moi sont rares (rires).
On évoquait l’aspect pop de l’album, mais il y a également beaucoup d’autres influences musicales. Que ce soit de la soul, des musiques du monde, du blues… C’est finalement l’un de tes albums les plus éclectiques…
Je crois que l’éclectisme est vraiment arrivé dans l’album précédent même s’il était très conceptuel. Dans celui-ci, c’était important pour moi d’avoir un côté vraiment pop qui me faisait plaisir et un album live plus proche de ce que je suis. Comme pour Lost, je vais vers de la soul, la new soul, de la musique traditionnelle, de la musique nord-africaine, 70s… Tout cela se mélange et donne un prolongement assez logique de l’esthétique de Lost tout en restant quand même plus accessible.
L’album est très dansant. C’était une volonté de ta part d’aller vers quelque chose de plus léger…
Grave (rires) ! J’avais envie de pouvoir me retrouver en festival devant des gens en train de danser. Je voulais que ma musique puisse engager corporellement les gens. La musique qui me parle le plus dans ma chair c’est le hip-hop. Dès que j’entends un beat de hip-hop de qualité, je ne peux pas lutter, mon corps est immédiatement engagé dedans. Je ne peux pas écouter du hip-hop sans danser. C’est l’une des sensations les plus agréables pour le corps humain. C’est pour cela que je souhaitais que ma musique engage physiquement mon public.
On t’a souvent reproché d’être dur avec les hommes. Dans le titre Si j’étais un homme, tu leur rends justement hommage. Tu peux nous raconter l’histoire autour de ce titre ?
Cela me fait vraiment plaisir d’entendre ça après toutes les polémiques auxquelles j’ai eu le droit en France sur ce sujet. Cette chanson est effectivement un hommage aux hommes que j’ai composé avec Tristan Salvati. Lorsque je l’ai rejoint en studio pour notre deuxième séance je venais de me faire agresser par un chauffeur de taxi alors que j’étais en trottinette à Paris. En lui racontant, je m’entends lui dire « Si j’étais un homme, je ne suis pas sûr qu’il aurait réagi de la même manière… ». Je pense que la chanson était là depuis un petit moment en fait (rires). C’est un titre que l’on a composé très rapidement. Je savais que le féminisme allait transpirer dans cet album et s’infuser un peu partout. Malgré tout, je trouvais ça important que mon amour des hommes et de tous les genres puisse se ressentir dans cet objet. C’est important d’avoir en tête que le féminisme n’est pas une guerre des genres, au contraire.
Dans le titre Les Garçons, malgré le fait que l’album soit profondément féministe, tu dis « Moi je les aime ces hommes, qui m’entraînent qui embarquent mon âme ». Est-ce une preuve qu’aimer les hommes n’est pas antinomique avec le fait d’être féministe ?
Disons que c’était ma démarche une fois que j’avais fait ma tracklist. C’est une chanson que j’ai écrite alors que j’étais dans la maison d’un ami sur la côte des Basques en France. On remontait d’une balade sous la pluie, le temps venait de se calmer et peu de temps avant d’arriver à la maison et j’ai alors pris mes distances avec mes amis. Une phrase après l’autre est ainsi arrivée dans ma tête avant que je ne les enregistre sur mon dictaphone. Ça s’est vraiment construit a cappella et spontanément. C’est donc au moment de la tracklist que j’ai fait le choix de pondérer certains morceaux féministes que j’avais déjà.
Tu partages depuis un moment ta carrière artistique entre la musique, le cinéma et le théâtre. Qu’est-ce que t’apportent ces autres formes d’art ?
Je ne suis plus moi et ça fait du bien (rires). Lorsque je fais de la musique, je ne peux pas tricher. Il n’est question que de ma voix, de mes envies, de mes arrangements. La voix est à mon sens l’organe le plus intime. On ne peut pas tricher. Je chante mes textes et ce que j’ai envie de raconter. Là ou lorsque je suis dans la peau d’une autre je vais chercher des facettes de moi que je tais ou que n’ai jamais éveillé jusque-là. Cela me permet de lâcher des choses de manières inconscientes émotionnellement.