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Christophe Gautrand : rendre visible l’invisible

Par Fabien Rodrigues


À Reims, le paysagiste Christophe Gautrand a tenu un rôle primordial pour amener les extérieurs du nouveau domaine Ruinart au même degré d’exigence et de sophistication qu’impose le pavillon de Sou Fujimoto et la volonté durable de la Maison. Une occasion parfaite pour en découvrir un peu plus sur un métier peu connu et sur un entrepreneur passionné, pas inconnu au Luxembourg…

Bonjour Christophe, peux-tu nous raconter comment on devient paysagiste en chef pour un projet aussi ambitieux que le 4, RUE DES CRAYÈRES ?

Je pense que tout part de l’envie d’évasion d’un jeune Parisien qui a grandi le long du canal Saint-Martin. J’étais un élève assez moyen, mais longer ce canal pour aller à l’école au fil des saisons, notamment en hiver lorsqu’il est vidé et qu’on y découvre tout ce qui y est tombé, m’invitait un peu à l’aventure. Mais c’est surtout l’été, lorsque je rejoignais mes grands-parents en Corse, que la nature reprenait ses droits sur mon esprit. Passionnés de jardin, ils cueillaient des bouquets pour la maison chaque jour et c’est un souvenir très cher et vif encore aujourd’hui. Je me suis assez naturellement dirigé vers la microbiologie pour le bac, puis vers la production horticole dans le supérieur. Un pas vers le vivant et une entrée dans le paysage par la production. Ce cursus s’est conclu par l’École du Paysage de Blois, pendant cinq ans, avec des profs passionnés et une liberté assez mémorable. Un premier poste pendant quatre ans dans une grande agence parisienne avant de monter la mienne en 2011, avec mon associé Benjamin Deshoulières…

©Mathieu Bonnevie

Frédéric Dufour, Président de Ruinart, t’a présenté comme l’outsider de l’équipe de choc constituée pour le projet, tu peux nous expliquer dans quel sens ?

Il faut dire que les grands noms dans mon secteur sont un peu plus âgés que moi (rire) ! Lorsque j’ai créé ma société, je me suis vite attaqué à des projets publics – qui est le côté un peu historique et noble du métier en France et que certaines grandes agences privilégient – mais aussi privés, notamment dans l’hôtellerie. J’aime beaucoup ces projets, travailler avec des gens un peu fous, qui ont des rêves et qui nous offrent des possibilités différentes… Mes choix professionnels ont réussi à imposer mon approche pour certains projets prestigieux, notamment auprès de grands palaces. J’ai par exemple travaillé pour Le Grand Contrôle, qui est le seul hôtel à disposer d’un emplacement privilégié dans l’enceinte du Château de Versailles ! Quand tu te dis que le dernier à s’y être occupé des jardins s’appelait Lenôtre, c’est quand même une chance incroyable de pouvoir intervenir et d’être choisi alors que ton agence a moins de dix ans… Et c’est ce qui a pu faire la différence, à mon avis, pour le projet de Frédéric au 4, RUE DES CRAYÈRES et qui a pu faire circuler mon nom jusqu’à ses oreilles lors de la composition de l’équipe.

Comment as-tu abordé ton rôle à cette occasion ?

Il était important pour Frédéric Dufour que chaque intervenant ait carte blanche, tout en ayant évidemment la conscience de la dimension collaborative nécessaire autour du nouveau bâtiment de Sou Fujimoto et de devoir mettre son ego de côté pour privilégier la créativité – ce qui me convenait très bien. L’alliance de ce côté très « à la française » et de l’empreinte très pure, très japonaise de Sou m’a aussi beaucoup séduit. Sans oublier le rapport art/nature, qui me touchait évidemment. Notre interaction a finalement été si vertueuse qu’elle a influé le brief même, avec encore plus d’attention portée aux extérieurs et l’apparition du chemin de crayères à ciel ouvert pour l’entrée du site, qui n’en faisait pas partie initialement. Le point de départ était de se rappeler qu’il s’agit d’un site de production, avec un fonctionnement, une partie logistique, une partie restauration… À partir de là, j’ai construit une sorte de programme fonctionnel et stratégique, sur lequel j’ai posé ensuite un projet paysager avec des jardins, des chemins, des accès et j’ai enfin tissé des liens avec, à la fois, les artistes, les paysages locaux et la nature environnante. Le but : servir les communautés de Ruinart et connecter tout cela dans un même tissu organique et identitaire pour la Maison, sans imposer une patte personnelle qui n’aurait pas forcément servi le projet…

Peux-tu revenir sur cette entrée magistrale ? Comment as-tu concrétisé ta vision ?

On peut vraiment parler de véritable vision, lorsqu’on a effectué la première visite globale du site avec Frédéric Dufour. En descendant dans les crayères, avec ces véritables salles cathédrales de plus de trente mètres de hauteur en sous-sol, creusées à la main pendant des centaines d’années, c’est quelque chose qui s’est imposé à moi : il fallait rendre visible pour tous ces lieux a priori invisibles… Cela correspond aussi à l’évolution des visites sur le site : alors que chaque visiteur effectuait auparavant automatiquement une visite complète du domaine, en passant par les crayères, ils peuvent aujourd’hui simplement venir contempler les jardins, déguster une bonne bouteille au Bar by Ruinart, effectuer quelques achats en boutique… Ce chemin de crayères, par lequel ils accèdent au site, a donc permis non seulement de réaliser cette idée, mais aussi de répondre à une exigence bien plus pratique : l’accessibilité du site, notamment pour les personnes à mobilité réduite – le niveau du domaine étant plus élevé que celui de la rue. Le résultat est donc un long couloir sinueux – j’avais besoin d’environ cent mètres pour faire ce que je souhaitais – où l’on retrouve la même empreinte du travail sur les parois que celui, séculaire, qui se trouve dans les crayères.

Autre point fort de ton projet annoncé lors de la présentation : une végétation de la cour d’honneur dont les teintes suivront celles de la vigne…

Tout à fait. La cour d’honneur est le trait d’union entre le bâtiment historique et le nouveau pavillon. J’ai voulu que cet élément conserve un certain classicisme, contraste avec la nature plus sauvage du reste du site, sans tomber dans le pastiche du jardin à la française. J’ai donc proposé une grande « vague » végétale en charme, qui évoque les paysages de la Champagne, les coteaux et la Montagne de Reims. Ce charme sera taillé pour conserver cette forme de vague et s’étoffer pour avoir un rendu bien dense, avec la particularité de reprendre, dans son cycle saisonnier, les mêmes teintes que la vigne : on retrouvera ainsi les verts tendres du printemps, ceux plus profonds de l’été puis les marrons de l’automne, après les vendanges… Une de ses particularités est de conserver ses feuilles à l’automne, qui ne tombent que lors de la repousse printanière. On peut donc conserver cette sculpture végétale au fil des saisons !

©Mathieu Bonnevie

Terminons en parlant du Luxembourg, qui ne t’est pas étranger : quelle est ta relation avec le Grand-Duché ?

Je connais effectivement bien le Luxembourg ! Dès les débuts de mon agence, des clients privés luxembourgeois ont fait appel à nos services pour de très beaux projets. Des particuliers, mais aussi de grandes entreprises luxembourgeoises comme Foyer, pour qui on a réalisé – au sein du siège de Leudelange – tout un paysage liant l’extérieur et l’intérieur du bâtiment, en faisant rentrer la forêt dans les grands patios présents. Ce qui me plait beaucoup dans la capitale, c’est sa taille humaine où l’on peut tout faire à pied et en transports en commun, ainsi que cette possibilité de passer d’un paysage à l’autre en quelques minutes, dans la ville comme dans ses alentours directs. Il y a beaucoup d’art et d’art de vivre aussi, ce qui n’est évidemment pas pour me déplaire. Il y a aussi une vraie culture propre, avec certaines choses très codifiées, très maîtrisées qui peuvent surprendre le Parisien que je suis, mais qui font aussi que le Luxembourg s’apprécie toujours un peu plus à chaque nouveau passage… J’y serai d’ailleurs de retour très bientôt, notamment pour la Luxembourg Art Week !

Merci Christophe.

Ce format est également à retrouver dans le Bold Magazine #88, à lire en ligne ici!

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