Tu fais quoi dans la vie ?
Si « choisir, c’est renoncer », eux ont choisi de ne renoncer à rien. Qui ? Les slasheurs, cette nouvelle génération de travailleurs qui sont en train de faire sauter tous les codes de l’emploi qu’on avait connus jusqu‘alors. Portrait d’une génération d’actifs qui a certes besoin d’argent, mais bien plus de s’épanouir et de brûler la vie par les deux bouts.
Révolution née avec la génération des millenials (littéralement ceux qui sont nés au début du XXe siècle, mais ce terme englobe plus largement les 15-35 ans, ndlr.) – qui représenteront quelque 75% des actifs en 2030 –, le terme de « slasheur » vient de l’anglais « slash » / et désigne les personnes qui cumulent plusieurs activités. Un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur sur le marché du travail et qui ne semble pas prêt de se tarir. Conséquence de la crise ?
Que nenni.
D’enfants de la précarité à rejetons de la flexibilité
Derrière ce terme, n’y voyez pas un vocable cool qui désigne les personnes non (ou peu) diplômées, contraintes de multiplier les petits boulots pour parvenir à joindre les deux bouts à la fin du mois. Si l’argent demeure l’un des nerfs de la guerre – ne nous voilons pas la face – les slasheurs ne subissent pas sa casquette multi-fonctions, bien au contraire. Ils l’assument et la revendiquent. Lassés des schémas traditionnels et usés du monde du travail, refusant de suivre le chemin de leurs parents et, avant eux, de leurs grands-parents qui subissaient toute leur carrière dans la même entreprise, les slasheurs entendent bien mener leur barque tranquillement loin de la hiérarchie. Une hiérarchie à laquelle, s’ils ne la contestent pas, ils refusent toutefois de vouer un culte. On est désormais bien loin d’une situation comme cette scène du film Les Vacances du Petit Nicolas, dans laquelle on voit le père du héros (joué par Kad Merad) écrire une carte postale à son patron, monsieur Mouchboume, (Daniel Prévost), notamment pour le remercier de cette chance qu’il lui offre. Cette nouvelle génération d’employés ne témoigne que de peu d’attachement à l’entreprise, et par la même occasion à ses employeurs, au profit de son propre bien-être. Parce qu’il y a une vie en dehors du bureau, les slasheus entendent bien en profiter, rentabiliser leur temps au maximum pour s’essayer à tout ce qui leur plaît. Et n’y voyez pas là, non plus, une preuve d’immaturité ou d’instabilité. Ces travailleurs-là savent parfaitement bien où ils vont.
Tout un monde de possibles
Derrière ce terme générique se cache néanmoins tout un éventail de profils, même si l’on constate que nombreux sont ceux à être surdiplômés. Plutôt que galérer à trouver un job et d’enchaîner les stages, j’ai poursuivi mes études. J’ai essayé tous les domaines qui m’intéressaient ou presque. Et pour payer mes études, je travaillais les week-ends comme serveuse dans un bar. J’ai donc appris très tôt à jongler entre les casquettes », explique Laura, 34 ans, graphiste, professeur en communication et illustratrice.
Il y a ceux qui cumulent deux jobs, dont un « alimentaire ». Souvent, ce sont des artistes qui ne peuvent subvenir à leurs besoins par leur passion, mais refusent, pour autant de la laisser de côté. Jessica, 37 ans, graphiste indépendante depuis 4 ans, a récemment choisi de travailler en plus comme vendeuse pour s’assurer une rentrée d’argent fixe. « Ça me rassure et me permet de payer mes charges mensuelles fixes. »
Il y a également ceux qui cumulent les activités, les missions et les statuts : conséquence directe de l’avènement du free-lance et de l’auto-entrepreunariat qui a fait souffler un vent de frais sur les contrats et la manière d’envisager le travail. Enfin, il y a ceux qui profitent d’une période particulière de leur vie – à l’instar d’un congé maternité ou d’un congé de formation – pour tâtonner, essayer autre chose avant de se faire le grand saut vers l’inconnu et une nouvelle carrière.
Leur point commun ? Ce sont, le plus souvent, les enfants du 11 septembre 2001, ces jeunes qui ont vu le monde se fracturer sous leurs pieds. Les enfants du 9 août 2007 – la crise des subprimes 2007 – qui, confrontés à la réalité du marché et la précarité de la société, cumulent stages, contrats courts et jobs à temps partiel. De cette faiblesse, ils en ont fait une force, nourrie par leur insatiable soif d’ouverture, de découvertes, leur immense curiosité. Internet a ouvert une fenêtre sur le monde, et il est hors de question de la refermer et de laisser s’échapper toutes les opportunités qui s’offrent à eux. Une mission à l’autre bout du monde ? Et pourquoi pas. On les appelle aussi les « Yes man », parce que ces travailleurs-là ne savent pas dire non. Non pas par faiblesse, mais davantage par peur de manquer leur chance, de ne pas saisir la balle au bond. Et ils veulent tout, et tout de suite. Les millenials se caractérisent par cette soif d’expériences. Lassés de l’ère matérialiste du début du siècle, ils ne sont pas portés sur l’enrichissement financier, mais veulent s’enrichir personnellement. Les pieds sur terre, ils regardent vers les étoiles et rêvent à tous les possibles que le monde actuel leur offre.
Leur GSM dans la main, un laptop bien calé sur les genoux dans un coffee shop ou un espace de co-working, à l’instar de Nyuko, rue d’Hollerich, les slasheurs se construisent un mode de vie, et une façon de travailler sur-mesure. L’essor du télétravail a notamment favorisé ces nouveaux modèles. « Rester enchaîné huit heures à mon bureau, alors que je peux très bien faire la même chose, chez moi, allongé dans mon canapé ? Tant que le travail est fait, n’est-ce pas le plus important ?», s’étonne Julien, un auditeur de 29 ans.
L’incroyable quantité de métiers nés avec l’avènement d’internet n’est pas étrangère non plus à cette révolution. Pensiez-vous endosser la casquette de community manager, il y a de cela encore 10 ans ? Ou encore faire carrière en tenant un journal intime en ligne ? On ne peut que songer à l’incroyable destin de l’Italienne Chiarra Ferragni, auteure du blog The Blond Salad, devenue en quelques années la blogueuse la plus influente de la planète/créatrice/égérie, et dont le salaire annuel atteint la somme pharaonique de 17 millions de dollars. Un destin de rêve, qui a de quoi susciter la convoitise et donner l’envie de se lancer, en plus d’un job bien concret dans cette activité. D’autant qu’entre le fooding, la mode, l’essor des voyages, les sujets d’inspirations ne manquent pas à cette génération de nouveaux travailleurs aussi curieux qu’avides de partager leurs découvertes : « Pendant neufans, j’ai travaillé comme indépendante en showroom pour Givenchy. Ce choix qui me correspondait bien : je m’ennuie vite, j’ai toujours envie de changer, de relever de nouveaux défis. C’est la première fois que je reste aussi longtemps dans un job. Après la naissance de mon premier enfant, j’ai décidé d’arrêter car cela me demandait d’aller fréquemment à Paris, ce qui était difficilement compatible avec ces bouleversements dans ma vie personnelle. Mais je continue de blogguer et j’aimerais retrouver un poste similaire à Luxembourg, ou, pourquoi pas, me réorienter. J’aime l’idée de jongler avec les casquettes. », explique Olivia, auteure du blog Olivia’s way*.
Portés par des centres d’intérêt aussi divers que foisonnants, les hyperactifs slasheurs se construisent des carrières patchworks, à leur image, en juxtaposant leurs (très) nombreuses passions. Clémentine, 29 ans, travaille comme assistante sociale depuis 8 ans, est formatrice dans une prépa depuis 3 ans, blogue** depuis deux ans (mais tient un TumblR depuis 2012), et se lance dans un nouveau projet : créer sa propre marque de thé. « Bloguer m’a permis d’avoir une espace de liberté et de créativité incroyable. Il m’est certes personnel, mais il m’a surtout permis de développer ma capacité à développer un projet et de croire en moi. Sans le blog, je ne pense pas que je me serai lancée dans l’aventure de la création de ma marque de thé. »
Et tant pis si les deux, trois, ou quatre – parfois – casquettes n’ont rien à voir entre elles. De cette variété d’activités naît une richesse. Les différentes disciplines sont autant de stimuli que de sources d’inspirations qui viennent nourrir les différents métiers. « Pour moi, avoir plein d’activités différentes relève de la recherche de l’épanouissement personnel. J’adore mon travail d’assistante sociale, mais il me limite dans ma créativité. Mes autres projets me permettent de m’exprimer, de laisser libre cours à mes idées et de vivre mes passions », confirme Clémentine. D’autant que cela permet, en plus, d’éviter de sombre dans la routine. « J’ai vu mon père se lever à la même heure tous les matins, enfiler le même costume qu’il avait dans trois ou quatre couleurs, toutes aussi monotones les unes que les autres, pour se rendre dans un bureau encore plus triste, et cela durant plus de trente ans. Comment être créatif et s’épanouir ? La vie est courte, j’ai envie de profiter, de m’éclater autant dans mon job qu’en dehors », explique Pierre, auditeur et fondateur d’une petite start-up qui monte.
Rompre avec la routine, éviter l’ennui au travail, et être pleinement heureux ? Du rêve au cauchemar, il n’y a pourtant qu’un pas. Si sur le papier, l’impression est très nette que les slasheurs éprouvent un plaisir dans leur carrière professionnelle que ne connaîtront jamais leurs aînés, la réalité est tout de même bien moins rose. De slasheurs à serial jobbers, il n’y a qu’un pas, et on a tôt fait de basculer vers le côté obscur. En effet, cumuler les casquettes requiert à n’en pas douter des capacités organisationnelles hors pair, pour ne pas se laisser déborder. Il faut aussi être capable de se réinventer, sans cesse, ce qui a pour revers de la médaille d’être, au final très chronophage. Quand les slasheurs revendiquent leur liberté pour pouvoir jouir de leur temps libre comme ils l’entendent et ainsi favoriser leur vie privée, il n’est pas rare qu’ils peinent à poser des limites, ne comptant plus leurs heures ? Jusqu’au burn-out ? C’est possible.
Touefois, l’une des principales qualités des millenials réside sans aucun doute dans leur résilience. L’échec ne les effraie pas – a fortiori parce qu’en cumulant les activités, le tableau n’est jamais tout noir ou tout blanc. « Cette génération se caractérise notamment par une capacité de résilience incroyable, qui est véritablement leur principal atout. Ils oublient vite leurs erreurs, ne se construisent pas sur des croyances toutes faites. Nous avons besoin d’une génération qui secoue la poussière. Ils le feront ! souligne à juste titre Christiane Wickeler, présidente de la FFCEL et à la tête du Pall Center.
Si l’un de leurs projets ne fonctionne pas, il en restera toujours d’autres. Et d’autres idées viendront germer pour créer de nouvelles aventures.
L’histoire ne fait que commencer…