Fauve ≠ – L’obsession du mot juste
Paru dans le Magazine Bold #32 (page 26)
Fauve est un rêve, presque une idylle entre la musique et une bande de potes hantés par la furieuse envie de quitter ce putain de quotidien, cette salope de routine. Dans Fauve il y a toute sorte de personnalités qui ne veulent pourtant être entendue que sous leur bannière de collectif. Inutile donc de donner des noms à tous ces jeunes enfin sortis de leur blizzard. Des vieux frères pas loin de la trentaine qui, il y a 2 ans, remplissaient 20 dates au Bataclan sans même avoir sorti un disque, faisaient vibrer le Rock en Seine ou les Eurockéennes, s’installaient en furie sur l’asphalte musical, tout ça en autoprod’, comme si tout était écrit. Aujourd’hui, avec leur EP Blizzard et deux albums Vieux Frères – Partie 1 et 2, ils sont sur les routes de France pour les Nuits Fauves, une aventure qui deviendra peut-être le happy-end du projet Fauve. On avait d’abord eu «S», le batteur, au bout du fil qui s’était excusé 1000 fois de ne pas pouvoir prendre notre appel, «faut vraiment que je finisse un truc…» pour finalement discuter avec «P», le guitariste, un type vraiment sympa qui nous explique la foudroyante ascension de Fauve Corp…
- Salut P, Fauve en fait c’est qui, c’est quoi, c’est venu pourquoi et comment?
Fauve c’est un collectif. On préfère le mot collectif et pas groupe parce que dans Fauve il y a plein de gens qui ne font pas du tout de musique. Pour nous, «groupe de musique» est un peu restrictif parce qu’on a des comédiens, des paroliers, des photographes, des graphistes, des types qui n’ont rien à voir avec des formations classiques… On est une vingtaine, des amis un peu de toujours, on a construit ça pour avoir un espace où on pourrait évacuer tout ce qu’on avait sur le cœur. Vider le trop plein. Exorciser nos angoisses, nos frustrations et parler tout simplement. Comme si on tapait dans un sac de boxe.
- Vous parlez de thérapie de groupe…
Oui complètement. Quand je parle d’espace de liberté ou d’expression c’est vraiment un exutoire au sens propre du terme. Finalement c’est un peu comme les groupes de Hip-Hop qui se retrouvaient autour d’un mec qui faisait du beatbox, ils rappaient des trucs avec un fond de contestation sociale… Nous on ne fait pas de contestation sociale mais on a besoin de vider notre sac, tout simplement.
- Sans forcément préciser, peut-être juste en balançant quelques mots, vous faisiez quoi avant? Vous bossiez où?
De manière générale on a plutôt fait des études. On a fait genre fac d’éco, fac de droit, des trucs assez banals. On était dans les premiers boulots après les études, en stage etc. On allait au taff le matin, on prenait le métro, on passait notre journée derrière un ordi à répondre à des mails et à faire des tableaux Excel. Ça a contribué à nous plonger dans un état d’anesthésie, voire de colère, qui n’était pas très agréable. Ce qu’on a appelé le «blizzard» après. On a assez mal vécu cette période.
- C’était commun à tout le monde dans le collectif?
Oui mais chacun avait son ressentit propre et ça se matérialisait de différentes manières. Pour certains c’était de la colère, d’autres étaient un peu blasés, c’était une sorte de résignation. Il y avait une vraie insatisfaction en tout cas liée à cette situation là et au fait de devoir être sur des rails, d’être parti pour 40 ans et l’idée de devoir abandonner un peu tous ces fantasmes que tu as quand tu es plus jeune. Quand tu as 15 ans et que tu penses à tes 25 ans tu te dis que les choses seront plus faciles avec les filles, que tu auras un appart’ cool, que tu seras indépendant avec un job qui te plaira. En fait, on était dans une situation où sentimentalement c’était la galère, on avait des boulots assez durs, Paris y étant pour beaucoup. C’était juste une sorte de marasme ambiant, de climat, d’atmosphère assez difficile.
- Le côté «accident» de toute cette aventure vous le revendiquez toujours?
Oui complètement. Ce projet on l’a fait pour aller mieux et pour se défouler. Pas une seule seconde on s’est posé la question de l’esthétique du projet. Tout ça n’a pas été réfléchi, c’est archi spontané et on l’a fait vraiment pour nous, histoire d’avoir le moins de contraintes possible. Au début on pensait que les gens se foutraient de notre gueule. Quand on a mis la musique sur Internet on serrait les fesses, on se disait: «on va foutre le malaise, ça va être gênant, ça va juste foutre une mauvais ambiance…» Fauve c’était une soupape pour mieux encaisser le quotidien mais en aucun cas un truc qui était censé nous sortir de ce quotidien. Ce n’était pas une alternative ou une nouvelle voie.
- «Fauve ≠ » ça vient d’où?
Quand on a commencé cette démarche d’exutoire, on essayait de définir ce qu’on voulait faire, à quoi ça pourrait ressembler. Quand je dis qu’il n’y avait pas de considération esthétique, c’est qu’on ne voulait pas que ce soit ou du hip-hop, ou du rap, du rock, on voulait que ce soit urgent, abrasif, sauvage, brut, sans filtre. Pour cristalliser toute la démarche on voulait trouver un terme qui à notre sens regroupait tout ça. On a trouvé «Fauve» sur une vieille affiche du film Les Nuits Fauves (Cyril Collard en 1992). On l’a pris comme un qualificatif qui regrouperait toutes ces choses qui sont importantes pour nous dans la démarche. C’est la coloration qu’on a donnée à ce mot.
- Tu dis que vous avez serré les fesses sur les premiers morceaux, Kané, Sainte Anne et Nuits Fauves, ces titres qui vous font sortir de l’anonymat. Tu peux nous raconter la genèse de ces chansons?
Les tout premiers morceaux c’est Kané et Saine Anne qu’on a sortis à deux mois max d’intervalle. Petit à petit il se créait un truc autour de toi. C’était le début de quelque chose, mais encore une fois y a deux ans on faisait pas les malins. On nous a dit «il y avait un créneau pour vous, un besoin…», à tort ou a raison, je sais pas, mais quand on a démarré on était à 1000 lieux d’imaginer qu’il y ait des personnes qui puissent se reconnaître dans ce qu’on pense. C’est quand même très intime. On n’aurait jamais imaginé que les gens nous disent «je me reconnais trop dans ce que vous dites».
- J’ai lu que vous revendiquez cet esprit de «collectif à géométrie variable», on fait comment pour rentrer dans la «FauveCorp»?
On fait des trucs et petit à petit on y rentre naturellement. D’abord il faut qu’on se connaisse un peu ou qu’on ait des amis en commun. Quoi que ce soit déjà arrivé qu’on nous envoie des trucs sur internet et qu’ils intègrent le collectif comme ça. Parfois on nous dit, «j’aimerais rentrer dans le collectif pour faire des trucs». On répond que c’est parce qu’on fait des trucs qu’on rentre dans le collectif. Naturellement, si y a des personnes qui produisent des choses, au sens large, vidéo, photo, texte, graphisme, quel que soit le support ou le domaine si c’est fait avec une esthétique générale qui se rapproche de ce qu’on aime on finit par se rencontrer et on collabore ensemble. Sur du moyen terme ça fait rentrer des gens dans le collectif. Le but c’est que des personnes continuent à intégrer le collectif pour continuer à «nourrir le Fauve».
- Vos textes prennent une part importante dans votre musique, que vous qualifiez même de «spoken word» (une façon spécifique d’oraliser le texte), comment travaillez-vous vos textes?
Comme un peu tout ce qu’on fait il y a toujours une personne qui est un peu plus en charge d’un truc que le reste… Sur les textes cette personne elle a un peu le rôle de scribe, de greffier. Ça veut dire que son rôle c’est de regrouper, et mettre en forme un propos qui est nourri par l’ensemble du collectif. Concrètement tu n’as jamais derrière une feuille de papier plusieurs personnes qui travaillent ensemble sur un texte. Par contre ensemble on va discuter, on va réfléchir, on va parler, ça va nourrir des intentions et des textes qu’une personne va mettre en forme ensuite.
- Votre musique elle raconte un peu vos histoires…
Oui complètement. C’est des chroniques de nos vies. Nos deux premiers albums s’appellent Vieux Frères parce que c’est l’histoire de notre groupe de potes.
- On l’a dit votre travail porte beaucoup sur les mots… Y a t-il un mot imprononçable dans votre musique?
On est très attachés au sens des mots plus qu’à leur esthétique. Parfois il y a des mots qu’on trouve jolis mais imprononçables alors on les met en titre de chanson comme pour Tallulah, ou Paraffine… Mais on a une vraie obsession du mot juste.
- Musicalement vous vous situez entre le hip-hop, l’électro ou le rock, mais si vous deviez choisir?
Aujourd’hui, si vraiment on devait choisir un des trois peut-être qu’on irait un peu plus vers le hip-hop. Mais bon maintenant dans le hip-hop, tu as aussi de l’électro. Quand t’écoutes Kanye West ou je sais pas quoi, les instu’ qu’il y a derrière c’est quasiment de l’électro. De manière générale on est sensibles au hip-hop parce qu’à la base ce sont des collectifs pluridisciplinaires composés, dans les années 80, d’un danseur, un graffeur, un MC, un DJ. Mais on n’est attachés à aucune forme. On va écouter aussi bien les Beatles que Radiohead, NTM, Kendrick Lamar ou en électro Massive Attack ou Fakear… Peut-être qu’on est trop vieux pour être accrochés à un style. Quand tu es jeune, tu as tes périodes punk-rock, rap etc. Comme on s’approche doucement de la trentaine on écoute un peu de tout.
- «Fauve est partout», on vous lit, voit et entend dans de nombreux médias, à l’instar de votre musique, de vos textes incisifs et vivants parfois violents, Communiquer sur votre musique est indispensable pour vous?
Non pas tant que ça. Notre projet on l’a fait de manière assez égoïste mais dans le sens noble du terme. Nos intentions c’était d’aller mieux. On l’a fait pour nous. On n’a jamais particulièrement envie de communiquer sur notre musique. Au début on ne parlait pas du tout aux médias. On se disait on parle pas aux médias, ils ne parleront pas de nous et finalement si. Ils disaient des choses positives mais des choses pas forcément justes. Aujourd’hui on le fait avec plaisir si on nous demande. On prévient quand on sort un album…
- Vieux Frères – Partie 1 tranche avec votre EP Blizzard bien plus incisif et virulent, cette évolution elle est due à quoi?
Blizzard était un exutoire total, fait dans l’urgence, sans aucun recul sur le truc. Des ressentis purs à chaud. Un peu comme une bouteille que tu jettes à la mer. Après la sortie de Blizzard, notre projet commençait à prendre un peu d’importance et nous faire du bien. Dans la partie 1 de Vieux Frères on voulait raconter ça. Une histoire qui part de choses assez difficiles et virulentes avec Voyou ou Requin-Tigre, qui sont parmi les chansons les plus dures qu’on ait faites, pour aller ensuite vers du plus positif. On voulait chapitrer ce qu’on a vécu.
- Vous avez bossé la deuxième partie en même temps?
Plus ou moins. On n’a pas enregistré au même moment mais la Partie 2 est simplement la suite. Quand on a mis un point final à la première partie de Vieux Frères, il s’était déjà passé des nouvelles choses, et on savait qu’on avait aussi envie de raconter ces choses-là. On avait comme modèle le film Mesrine qui est sorti il y a quelques temps. Entre le 1er et le deuxième il s’est passé 7 ou 8 mois et pas deux ans comme d’habitude. On voulait aller assez vite pour rester spontanés. On a fait trois disques en 18 mois, ce n’est pas le rythme habituel de la musique mais on s’en branle un peu. On est attachés à l’idée de fulgurance, d’aller vite parce que ça nous oblige à être hyper spontanés.
https://www.youtube.com/watch?v=vEeqlBAonnQ
- Vous avez bossé comment sur ces deux albums?
On est allés à Grandville pour la partie 1 de Vieux Frères et à Annecy pour la seconde partie.
- Vous avez besoin d’être isolés tous ensemble de tout pour créer votre musique?
Complètement. En fait seul on est totalement inutile au collectif et à nous même. Avec Fauve on retrouvait un peu d’estime de nous-mêmes, de confiance en soi, parce qu’on a enfin fait un truc dans nos vies dont on est fiers. Fauve illustre ce constat qui est qu’individuellement on a échoué et c’est collectivement qu’on a réussi à faire un truc dont on est enfin fiers. On sait qu’on a besoin des uns et des autres à 100%.
- Comment vous avez fait pour résister aux offres financières des labels?
Au début on n’avait pas forcément dans l’idée de rester en autoproduction. On a fait de l’autoprod’ un peu par défaut, parce qu’à l’époque de l’EP ça n’intéressait personne, en tout cas pas grand monde. On imaginait signer un label. On en a rencontré et petit à petit on s’est rendu compte qu’on avait pris beaucoup de plaisir à faire l’EP tout seul, ça demande vraiment beaucoup de taff et on pensait qu’on n’était pas capables de la faire. Finalement on s’est dit qu’on allait continuer comme ça. On en vend probablement moins et c’est le cas mais on prend beaucoup de plaisir à le faire et on se rend compte que quand on veut défendre le propos qui est le nôtre, la forme est aussi importante que le fond. Ce projet on l’a fait pour nous, on veut qu’il soit le plus beau possible, pas forcément que ce soit le plus gros possible. On veut garder le contrôle là-dessus. Il n’y a pas de rejet de l’industrie du disque. On se dit pas c’est tous des connards etc. On a rencontré des gens très sympas mais on a préféré le faire comme ça et on ne regrette pas du tout.
- Je vous ai vus à Metz pour la Nuit Blanche en octobre 2013, un concert plutôt rude techniquement avec quelques problèmes sons, mais une belle impro’ à capela. Tout ça, à l’aube de votre premier EP Blizzard (20 mai 2013). Vous faites 20 dates à guichets fermés au Bataclans, entre février et mai 2014… A l’époque ça vous a fait quoi de jouer devant une foule de fans sans véritablement avoir sorti un titre?
Le live a été hyper important pour nous car ça a été la concrétisation d’un truc qui nous tenait vraiment à cœur. On faisait Fauve pour casser la routine qui nous brisait. Quand on a commencé à pouvoir faire des concerts, c’est là où c’est devenu une porte de sortie, ça a été une opportunité de ouf. On s’est dit enfin on va pouvoir sortir de notre routine. Au début de Fauve on avait toujours nos boulots à côté, on partait les weekend, on prenait nos voitures et on allait faire des concerts. Le live nous a sortis de notre routine de manière hyper concrète et limite géographique et physique. Ça a été dingue. On a fait trois disques en 18 mois et 150 concerts, on est sur un rythme qui est vraiment vénère. Mais on joue partout où on veut bien de nous et on est toujours super bien accueillis. Au début on était un peu dans le déni. A Metz, par exemple, on se disait que les gens étaient venus pour La Femme. Les concerts et la tournée ce sont vraiment des aventures au sens propre du terme. Tu pars en van dans une sorte de road trip géant avec tous tes potes…
- Et les salles grossissent…
Ouais. C’est assez cool car ça renouvelle vachement l’intérêt. 150 concerts c’est beaucoup, donc si tu fais toujours les mêmes types de salles au bout d’un moment tu commences un peu à tourner en rond. Mais pour nous ce qui est super important c’est de garder un truc chaleureux et avoir un moment de partage. On fait la tournée des Zénith, c’est vraiment vénère pour le coup. Si on fait si grand c’est parce qu’il n’y a pas trop d’intermédiaire. En France tu as des salles de 1000 places, les SMACs locales et après tu as les Zénith. On est partis sur des grosses salles mais on veut continuer à avoir un truc chaleureux intimiste où tout le monde passe un bon moment de partage. Donc on ne fait pas une tournée de concerts, on fait une tournée des Nuits Fauve. On vient avec notre déco, on se réapproprie le lieu. A Amnéville on vient avec le plafond par exemple. On ne veut pas d’un plafond à 40 mètres de hauteur. C’est con mais on va venir aussi avec des baby-foot, des trucs de fêtes foraines, bref, je ne te dévoile pas tout le truc… On veut créer un lieu agréable et on espère que ça va être cool.
- Vous avez déjà pensé à la fin de cette histoire?
Il y aura une fin à Fauve mais «l’histoire» c’est celle des vieux frères, ce groupe de potes qu’on a, il existe et il n’aura pas de fin. Fauve c’est le véhicule du moment mais ça aura une fin clairement. On avait d’autres projets avant, on en aura d’autres après. On sait qu’on arrive à la fin d’un cycle, il n’y aura pas de «Vieux Frères – Partie 3». Est-ce qu’on ne fera plus jamais rien avec Fauve on en sait rien. L’idée pour l’instant c’est de poursuivre notre tournée et après on fera une vraie pause pour revenir ou pas, franchement on en sait rien…