Hisae Ikenaga, manipuler le quotidien
Photo : Miriam Vera
Originaire de Mexico, Hisae Ikenaga vit et travaille en Europe depuis plus de vingt ans, ravissant les salles blanches et boîtes noires des musées de ses curieuses œuvres. Ce sont ainsi des objets alambiqués, étranges ou surnaturels qui peuplent ses expositions. De prime abord, si le travail d’Ikenaga plonge son spectateur dans l’absurde, il dévoile ensuite, une ironie mordante, voire caustique, sur ce qui se passe ou plutôt, ne se passe pas, autour de nous…
D’une mère mexicaine et d’un père japonais, Hisae Ikenaga a depuis toujours le goût de la diversité culturelle. C’est sans doute l’une des raisons qui l’a poussé à s’installer 12 ans à Madrid, avant d’arriver au Luxembourg, il y a 5 ans. D’opportunité en opportunité, l’artiste s’est retrouvé là, suivant son destin, un peu à l’image de son devenir d’artiste qui lui était presque prémédité, « depuis mon enfance, mon père dessine et modèle avec ses mains avec beaucoup d’habileté et ma mère est historienne de l’art. À la maison, le dessin, la peinture et le modelage, la consultation de livres d’art et les visites de musées étaient des activités régulières, soutenues et célébrées. Je dessine depuis mon enfance et j’ai toujours aimé trouver et manipuler des matériaux. Dès l’adolescence, je savais que je voulais être artiste ».
Manipulations et réinventions
Dans son travail artistique, elle tend à modifier ou manipuler les objets du quotidien dans leurs aspects et jusque dans leurs utilisations habituelles pour leur donner de nouvelles significations, mais surtout pour, « remettre en question leur signification. Parfois, en découpant ou en mettant leurs parties en différents lieux, on génère déjà un objet complètement différent ou qui parle d’autres possibilités. Ces changements s’affrontent, sont généralement très évidents, frôlant parfois l’absurde ». Hisae Ikenage a étudié les Beaux-Arts au Mexique, à Kyoto, Barcelone et Madrid pour exposer ensuite partout dans le monde jusqu’aux États-Unis, en passant par Hong Kong, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Après tout cela, on gage d’une certaine universalité dans son travail. D’abord d’un point de vue formel, par son utilisation d’objets utilisés dans la plupart des pays du monde, une chaise, une table, un canapé… Ensuite, sur le planconceptuel, « je lance des idées qui parlent de production, d’industrialisation, de mondialisation, de travail, d’économie, de manipulation, de bien-être, d’utopie… Des thèmes universels ».
À l’image de son exposition Multifonctionnel à la galerie Octave Cowbell en 2016, où elle transforme des meubles en ajoutant des pièces d’autres meubles pour les rendre polyvalents, l’art d’Ikenaga redéfinit le monde qui nous entoure, et pour elle il est un outil pour nous poser des questions sur ce monde, « j’utilise ces objets qui nous entourent comme point de départ pour parler des processus qui se répètent dans de nombreux aspects de notre société, pour les rendre visibles. J’aime à soulever l’idée qu’il y a d’autres mondes possibles, d’autres façons de voir et de faire les choses ».
Et en effet, de sa série From a Distance (2009) jusqu’à son livre Only Wood (2016), on retrouve au cœur de sa problématique artistique, les confrontations, entre industriel et artisanal, et entre humanisation et mondialisation, inhérentes à la conception des objets. Partant de ce qui est à sa portée, elle questionne également, la production des objets, de leur origine à leur distribution, tant sur le plan pratique qu’idéologique.
Grandeur et renouveau
Dans ses récents projets, il y a Creation, montré à la basilique Saint-Vincent de Metz en 2017, puis sous le titre Creation 2.0, à la galerie Castel Coucou logée dans une ancienne synagogue. Un projet inconsciemment ancré dans une forme de désacralisation de ces deux espaces mais dans le respect du « sacré » de chacun des lieux, la poussant à revoir ses plans pour finalement construire des animaux à taille réelle, pour faire le lien entre les dimensions et l’architecture de la basilique, « les animaux étaient faits de carton, de fil de fer et de papier mâché et recouverts de tissu blanc, avec de la ficelle, pour souligner leurs formes ».
Patience et impatience
Même si pour l’instant Hisae Ikenaga estime qu’il est trop tôt pour lancer des propositions, elle explique que ce sont les discours des artistes qui vont évoluer dans l’après-crise sanitaire, « je suis en train d’assimiler et de vivre ce moment si dur et de grands changements. Mon discours va sûrement changer, car nous allons vivre, au moins pour un temps, d’une manière différente et nous adapter à des espaces et des dynamiques de comportement différents ». Et même face à la crise économique et ses ravages, qui est à nos portes, ou l’aspect émotionnel de la distanciation sociale et familiale, l’artiste voit du positif dans tout cela, « le confinement m’a fait comprendre que la chose la plus importante est la santé et cela m’a amené à chercher des dynamiques pour l’améliorer, de l’exercice physique, de la nourriture saine, des soins aux animaux et à la nature… Je veux profiter de cette occasion pour remercier tout le personnel de santé… leur travail est admirable ».
Retrouvez l’intégralité de ce portrait dans notre édition 65