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Interview Patrick Codenys (FRONT 242)

Photos : Carl Neyroud / Deadly Sexy Carl
Interview : Thibaut André / Carl Neyroud
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Nandrin (Belgique), une petite ville sympathique dans la campagne liégeoise, accueille depuis plus de vingt ans un festival. Pour l’édition 2018, la tête d’affiche du premier jour n’est autre que le plus grand groupe belge : Front 242. Depuis 1981, les pères de l’electronic body music (EBM) ont traversé près  de quatre décennies dans un torrent de décibels et de rythmes débités de façon martiale. La team musicale de Bold Magazine ne pouvait pas rater un tel événement. On en a profité pour tailler une bavette avec le claviériste et programmateur Patrick Codenys.

 Dès vos débuts, vous avez développé une image plutôt militaire, voire agressive et violente, à la limite de l’ode à l’ordre guerrier, viril et masculin. Il faut dire que, dans les années 80, le niveau de testostérone était plus élevé que maintenant. Quel regard portez-vous sur le comportement des mecs d’aujourd’hui, surtout dans le milieu musical ? Y a-t-il encore des gens pour prendre des risques en termes d’image ?

Patrick Codenys : « Je pense que c’est vraiment un problème. Je vois de moins en moins de groupes « extrêmes ». Je ne dis pas qu’il en faut nécessairement. Dans notre cas, ça correspond très fort à un contexte, celui de la Guerre Froide à cette époque (NDLR : Front 242 s’est formé en 1981) où les journaux et télévisions montraient souvent des groupes armés et autres choses comme ça. C’était aussi à l’époque une réponse à l’establishment musical, c’est-à-dire à la grosse industrie du disque qui n’était pas du tout branchée musique électronique. Donc, il fallait avoir une attitude extrême pour pouvoir se positionner dans un créneau où personne ne se trouvait et qui se trouvait même en opposition. A l’époque, on rigolait même en s’appelant terroristes musicaux.

Aujourd’hui, c’est beaucoup plus difficile parce que, d’abord, les gens sont plus intégrés. Donc, on accepte de voir des groupes qui mélangent le métal, le jazz et le blues. Ensuite, au plan scénique, il y a une moindre nécessité de créer des concepts graphiques ou même des concepts de performance. On voit plus souvent des gens derrière des ordinateurs. Le côté chorégraphique, voire même cinématographique dans notre cas, est plus délaissé pour se concentrer sur les musiciens aujourd’hui. Ils sont plus nombreux maintenant. Tandis que, nous, nous n’étions pas un groupe de musiciens. Il nous fallait donc aller chercher les extrêmes et les éléments qui n’étaient pas « musicaux » ailleurs. »

On vous a injustement assimilés à l’extrême-droite ou la droite de l’extrême dans le passé (via un article paru dans New Look en 1992, l’auteur s’étant rétracté depuis). En pleine recrudescence des populismes de nos jours, vous ne craignez pas d’en faire les frais à nouveau ?

« Non parce que le groupe est déjà trop implanté. Ca fait trop longtemps qu’on est là. Il a été prouvé qu’on n’avait aucun lien avec l’extrême-droite. Je n’ai pas peur de cela. J’ai plutôt peur du populisme, point barre. » (rires)

J’ai évoqué le guerrier plus haut ou plutôt son ordre. Est-ce que, dans la société actuelle,  vous pensez que la musique peut aider les gens à retrouver le chemin de la spiritualité et dès lors rétablir un ordre spirituel sans tomber dans la bigoterie ? 

« Le milieu musical a énormément de stéréotypes encore aujourd’hui, macho et autres. C’est un milieu où le nettoyage n’a pas encore été fait, si j’ose dire. Mais je crois que ça va rester parce que ces stéréotypes sont très forts. Ils sont aussi entretenus par l’industrie du disque bien qu’on trouve de plus en plus de stars féminines. Mais je trouve que l’attitude est encore très liée à une sorte de rapport de force par rapport au public par exemple. Il y aussi une forme de démagogie à laquelle il manque un côté artistique. Quand on voit les autres disciplines artistiques, il y a vraiment le besoin de pousser en avant une valeur d’artiste, une valeur d’art en fait. Et l’art en musique est un petit peu étouffé par la promotion, par l’argent et par tous ces stéréotypes. Autant on croise le jazz, le blues et ainsi de suite, autant on va rarement voir du côté du cinéma, de la danse ou d’autres formes artistiques. Je trouve qu’on a beaucoup plus à gagner dans le monde de la musique à aller vers d’autres disciplines artistiques. »

Justement, quand vous avez débarqué en 1981, vous n’utilisiez ni batterie ni guitare. Y a-t-il un instrument non encore utilisé ou samplé par Front 242 que vous aimeriez ajouter ?

«  Le sampling est un enregistreur par excellence. Donc, en fait, tout est « prenable ». Chez nous, le sampling se faisait au besoin. On avait une structure musicale plus ou moins existante et le sampling venait s’ajouter à ça. La seule chose que je trouve intéressante avec le sampling, c’est que tout ce qui concerne la musique se fait toujours sur douze notes. Certes avec des timbres différents, mais tous ces instruments n’ont que douze notes avec des octaves. Par contre, dès qu’on intègre le sampling, on intègre le son. Et pour moi, le son a une valeur nettement supérieure à la musique. Donc, si on peut travailler à la fois avec le son et l’harmonie, je trouve qu’il y là beaucoup de choses à gagner. Mais on n’y est plus vraiment aujourd’hui. De nos jours, on fait vraiment de la musique un peu partout. »

Quelle est la recette d’un groupe qui traversé près de quatre décennies et qui décoiffe même les chauves en live ?

« Je crois que la recette, c’est d’abord toujours y croire. C’est important. C’est aussi avoir un genre musical qui n’est toujours pas trop copié. Quand on écoute Front 242, on ne sait toujours pas à quoi ça ressemble. C’est toujours un truc un peu bizarre. On est dans un créneau qui n’a jamais vraiment été exploité et copié. C’est une chance. Et l’autre chose qui est hyper importante, c’est la « physicalité » du groupe ainsi que le son. Donc, il faut amener quelque chose. Pour moi, le CD est terminé. Amener un album, c’est fini. Ca ne vaut plus la peine de passer deux ans pour faire un album. De mon point de vue, la nouvelle plateforme créative pour les artistes, c’est la scène avec des possibilités chorégraphiques mais aussi avec l’éclairage. L’éclairage est le meilleur allié du son en fait. Le concept lumière-son est encore assez abstrait. La mise en scène est aussi très importante, ainsi que la « physicalité » du son qui sort des baffles, souvent fort, et la « physicalité » scénique. Pour moi, c’est la nouvelle plateforme créative. C’est le nouveau terrain de jeu pour la scène musicale. »

Votre dernier album studio date de 2004. Vous avez un projet d’album studio en perspective ?

« On travaille toujours la musique parce qu’on aime bien la travailler. Il y a une série des chansons qui sont prêtes. Si on fait un album ou un E.P., ça devient uniquement une carte de visite pour pouvoir faire du live. Donc, ce n’est pas une urgence. Les gens du groupe travaillent sur de la musique documentaire et font des DJ sets également. Mais on va continuer à tourner. Chaque année, on tient un pow wow pour se remettre en question. » (rires)

Quel regard portez-vous sur les réseaux sociaux, super plateformes et moteurs de recherche globalisants ? Sont-ils des facteurs de libération de l’individu ou, au contraire, des facteurs d’emprisonnement pernicieux façon 1984 de Georges Orwell ?

« Ca dépend de la manière avec laquelle on les aborde. Je pense que la technologie a été beaucoup plus vite que l’intellect, l’émotionnel et le ressenti des gens, notamment par rapport à l’art. Ces médias ne sont pas en soi mauvais, mais je pense qu’il faut pouvoir revenir à des vieux réflexes, ceux qu’on avait il y a quelques années, de ne pas se laisser dominer par la machine ou par les médias. Je pense qu’il est hyper important que l’homme remette de l’espoir, de l’investissement ou du potentiel dans les facultés humaines. C’est un petit peu l’interface comme on l’appelle, donc le rapport entre la machine et l’homme. C’est quelque chose qui s’est développé beaucoup trop vite.

Si je prends l’exemple des photographes, il y avait dans les années 50 des photographes de guerre qui ne disposait que des 24 possibilités de faire une photo. Ils devaient donc penser la photo émotionnellement et intellectuellement en plus du cadrage et de la technique. Mais il n’avait que vingt-quatre chances de faire une bonne photo. Ca veut dire que les facultés humaines étaient extrêmement développées pour essayer d’arriver à un résultat. Aujourd’hui, on tire dix mille photos, on les met sur un disque dur et on n’arrive plus à les sélectionner. Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas été au moment même, on n’a pas accepté les contraintes de l’instant où on a fait la photo. Donc, l’interface entre la machine et l’humain fait que ce dernier est très vite content de ce qui se passe sur la machine et de ce qui se passe dans les médias. On le voit avec la dépendance au nombre de « likes ». Si on n’a pas cette perspective en soi de croire plus en la capacité humaine, je pense qu’on n’y arrivera pas. »

Vous avez la possibilité de créer un blackout complet pendant 24 heures en fermant internet au niveau mondial de votre propre autorité, le feriez-vous ? Pourquoi oui (ou non) ?  

«  Oui mais c’est quasiment impossible. Un moment, je me suis dit que j’allais essayer de recréer un groupe différent de Front 242 en partant des préceptes de l’underground, c’est-à-dire devenir anonyme. Je pensais repartir de l’anonymat et créer un culte, un rituel ou un mythe. C’est impossible sur le net. J’ai travaillé avec plusieurs artistes sur ce thème-là. C’est quasiment impossible. Si le blackout existe, tu me téléphones tout de suite. » (gros rires)