Jill Crovisier : la danse pour vivre et une vie à danser
Depuis deux décennies déjà, Jill parcourt la planète pour se produire sur ses meilleures scènes. Devenue figure emblématique de la danse et de la culture luxembourgeoise, à domicile comme à l’étranger, celle qui a « les clés de la loge de Pina Bausch », pour qui la danse est bien plus qu’une discipline artistique, a préparé pendant plus de trois ans une pièce qui s’annonce mémorable. The Game – Grand Finale sera présentée en première mondiale au Grand Théâtre de Luxembourg en février prochain et est née d’une multitude de recherches et de rencontres, de Milan à l’Asie en passant par le milieu carcéral luxembourgeois. Un événement, rendu possible par la fougue d’une chorégraphe qui s’est imposée naturellement pour la couverture de ce numéro de rentrée. La preuve par le regard…
Bonjour Jill, tu peux nous raconter comment est arrivée la danse dans ta vie et ta décision d’en faire une carrière ?
Bonjour ! La danse est arrivée très tôt dans ma vie… Je suis originaire du sud du Luxembourg, je suis née à Dudelange en 1986 ans et ma famille est à Rumelange aujourd’hui encore. J’ai toujours eu à cœur de mettre mon corps en mouvement et j’ai baigné déjà très petite dans un environnement ouvert à la culture et aux autres. Il y avait toujours de la musique à la maison et j’avais toujours la possibilité de m’exprimer par la musique, la danse, mais aussi le sport ! Je passais mes journées à grimper dans les arbres au parc, avant de me mettre plus sérieusement au tennis ainsi qu’à la natation – qui j’ai pratiquée assidument. J’estime que c’est une chance… À 8 ans, j’ai intégré le cursus du Conservatoire d’Esch-sur-Alzette, dont le coût relativement peu élevé a alors pu me permettre de prendre un grand nombre de cours. Le vrai premier déclic se déroule lorsque j’ai 16 ans et que le British Council of Arts me sélectionne pour un projet en Chine qui m’amène à côtoyer des danseurs de haut niveau – c’est là que je comprends que la danse est ma voie choisie pour exprimer ma personnalité artistique et pour continuer à m’ouvrir au monde. Un monde que je n’ai pas arrêté de parcourir depuis, ces vingt dernières années !
Tu as donc été une artiste indépendante très jeune ?
J’ai en effet très vite baigné dans cet aspect freelance, car j’ai eu mon premier contrat de danseuse professionnelle avant même de terminer le lycée au Luxembourg. C’est finalement dans l’école spécialisée en France que j’ai fréquentée par la suite que j’ai obtenu mon bac… Cette activité professionnelle plutôt précoce me permet aussi de rapidement m’intéresser à d’autres pratiques associées comme la création chorégraphique, la vidéographie, la création sonore… Ceci m’a amené en 2013 à créer ma propre compagnie, à être invitée dans de très beaux festivals et à recevoir quelques chouettes distinctions à l’international. Mais je tiens à aborder la danse de manière encore plus complète, car je travaille aussi en tant que pédagogue de danse depuis 2014 grâce à des études dans ce domaine.
La danse devient ainsi bien plus qu’une « simple » discipline artistique ?
Oui, il y a une véritable essence dans la danse qui est importante dans la vie, la réunion de plusieurs aspects et la possibilité de s’exprimer et d’entre en connexion avec de nombreuses cultures sans devoir forcément utiliser le langage. L’aspect sociopolitique de la danse et sa capacité à agir sur la transmission et l’héritage sont eux aussi très importants pour moi. La danse permet de connecter, de lier la diversité à travers une forme de mouvement et d’expression. Cette diversité, je la célèbre aussi dans mes affects : on peut dire que je viens de la danse classique, mais je ne m’interdis aujourd’hui aucune exploration chorégraphique, des danses traditionnelles aux danses urbaines contemporaines.
Ta création Zement, l’obtention du Lëtzebuerger Danzpräis en 2019 : des étapes phares dans ta carrière ?
C’était évidemment un grand honneur et un grand plaisir de recevoir ce prix au Luxembourg. Toutefois, j’ai joué un peu de malchance, car ce genre de distinction a souvent un impact très positif pendant les deux ou trois années qui suivent sa remise, or celles-ci ont évidemment été celles de la pandémie de Covid-19 – où toute ou presque la scène culturelle internationale a été mise en stase. Les annulations ont été nombreuses, ce qui est franchement dommage quand tu es dans une dynamique très positive… Parmi les étapes fondamentales de ma carrière, Zement est clairement inoubliable, car j’ai soumis cette pièce à de nombreux festivals et j’ai été sélectionnée à chaque fois. C’était une recherche chorégraphique sur la thématique de la séparation, particulièrement la symbolique du mur, avec une symbolique humaine évidemment, mais aussi une réflexion politique. Je dirais enfin qu’un projet plus récent, que j’ai pu concrétiser grâce à ma relation de longue date avec la Fondation EME (pour Écouter pour Mieux Entendre, fondation d’utilité publique qui créée en 2009 sur initiative de la Philharmonie Luxembourg, ndlr), me tient particulièrement à cœur : je travaille depuis plus d’un an et demi avec deux femmes détenues au centre pénitentiaire de Luxembourg, dans une relation de confiance et avec la chance de pouvoir avoir accès à ce lieu et à ces histoires, en utilisant la danse comme moyen de s’exprimer une fois de plus…
Tu as aussi eu des déceptions sur ce parcours, j’imagine ?
Oui, tout à fait, mais qui sont des moments importants aussi lorsqu’on regarde en arrière. Un exemple particulier me vient en tête : il y a 12 ou 13 ans, je passe les auditions pour la très réputée Folkvang University of the Arts d’Essen en Allemagne, où a notamment été formée Pina Bausch, et je suis recalée au premier tour. J’en ressors avec une immense déception et beaucoup de doutes, même, car je rêvais d’une année de formation là-bas. Aujourd’hui, j’y suis chorégraphe invitée, j’y crée et j’ai les clés de la loge de Pina Bausch ! Les jeux ne sont jamais faits et cette incertitude est aussi quelque chose de très grisant au final ; je n’ai pas eu un parcours « classique », je ne suis pas sortie d’une grande compagnie internationale, mais je sais qui je suis, comment je veux m’exprimer et quelles traces je veux laisser.
En parlant de jeu, cela nous fait une transition toute faite vers The Game – Grand Finale, un projet au long cours que tu présentes enfin au Grand Théâtre puis chez les coproducteurs de la création cette saison. Tu nous en parles un peu ?
L’idéé initiale vient de cette phrase et de cette question existentielle de « Life is a game », la vie est un jeu. Cette idée a germé déjà en 2019 et trois années de recherche ont été nécessaires pour sa réalisation, avec un volet chorégraphique « personnages » pour développer celles et ceux qui seront mis en scène et interprétés : un directeur de cirque, une employée de casino, un nerd… Un second volet comprend des projets en soi, comme mon projet avec la prison, pour lequel je travaille autour de The Game, des immersions au sein de culture et traditions différentes dans la cadre de mes nombreux voyages à travers le monde… Puis est venu un travail d’édition et le début de la « vraie » phase de création, depuis mai dernier à Milan, puis au Portugal. Sa phase finale a lieu en cette rentrée au Luxembourg, au Grand Théâtre où nous présenterons la première mondiale le 13 février prochain. Le résultat de tout cela, en résumé, est une exploration, en danse, du thème des jeux et leur relation avec la condition humaine et l’existence… Un contraste entre plaisir, peur et espoir pour huit danseurs ! Il y’aura ensuite des dates chez les coproducteurs, à savoir au Escher Theater et au Trifolion, en juin 2025…
Le dernier coproducteur, le Kinneksbond de Mamer, sera le lieu de la reprise, mais tu y proposes aussi un « prélude » cette saison…
Voilà, nous montrerons Grand Finale la saison suivante au Kinneksbond, mais il était important pour moi d’y offrir une proposition spécifique sans montrer toute la pièce dès cette saison. Avec The Game – A Prelude, on montrera certains solos plus indépendants, on y abordera le processus de création et peut-être d’autres volets connexes du projet. Cela se déroulera le 31 janvier prochain !
Avec des voyages incessants, des résidences aux quatre coins de la planète, des performances intenses à l’étranger – comme au festival Fringe d’Édimbourg en août dernier, le Luxembourg reste ton « chez toi » ?
C’est vrai que c’est assez dingue ce style de vie ! Les voyages sont effectivement incessants, je suis une véritable nomade depuis vingt ans en fait… Je suis très ouverte au monde et autres cultures, ce qui fait que j’essaye toujours de m’intégrer le mieux possible lorsque je suis quelque part pendant un moment. Tous ces voyages, toutes ces rencontres inhérentes à une vie de passion, mais aussi de courage et de solitude parfois, font la personne et l’artiste que je suis aujourd’hui. Mais le Luxembourg reste le lieu le plus précieux pour moi, c’est chez moi – et c’est peut-être drôle de dire cela dans le monde actuel, mais je pense aussi que c’est une chance. Une chance aussi est celle d’y être complice de belles institutions culturelles et d’être bien épaulé par des structures compétentes, notamment par le ministère de la Culture, le Trois C-L, kultur lx…
What’s next pour Jill Crovisier ? Quels sont tes envies et tes projets à venir ?
Je suis dans une période un peu intermédiaire, où je dirais que je suis encore considérée comme artiste émergente, mais j’ai tout de même une expérience qui commence à compter. La compagnie se professionnalise bien et j’en suis ravie, les projets qu’on nous propose sont très intéressants. Le travail de production en tant que compagnie est un travail complet avec beaucoup d’aspects et c’est très chouette, mais je dois aussi dire que j’apprécie être chorégraphe invitée, comme à Essen, car là tu peux te concentrer complètement sur le volet artistique, en carte blanche ou non, et sur le fait de proposer quelque chose d’adapté à un public ou à un groupe de professionnels précis ! Je serais contente d’avoir encore plus d’opportunités de la sorte dans les années à venir…
Finissons sur la jeune génération qui arrive sur les planches : qui a pu te marquer par son travail récemment ?
Je pense que j’ai déjà eu l’occasion de travailler avec ces jeunes que je trouve super intéressants, à l’instar d’Isaiah Wilson. Si on ne se cantonne pas à la danse, j’aimerais aussi beaucoup un jour travailler avec Andrea Mancini, car il a une approche très enrichissante entre la création sonore et les arts visuels. C’est un personnage qui m’intrigue et qui pourrait sûrement me nourrir de nouvelles façons de voir les choses. Je suis aussi très contente que Serge Daniel Kaboré soit au casting de The Game, il incarne bien cette nouvelle génération luxembourgeoise, je trouve… Il est originaire du Burkina Faso et la danse contemporaine constitue une page assez récente à découvrir encore pour lui ! Je pense, en tout cas j’espère, que cette création sera un challenge intéressant pour lui et sa carrière.
Merci Jill !
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