Julie Wagener : entre critiques du passé et désastres du futur
L’exposition de Julie Wagener à la Villa Vauban nous donne l’occasion rêvée de découvrir l’antre de la belle bâtisse et de savoir ce que l’illustratrice a dans le ventre. Dans la quiétude feutrée d’immenses pièces ornées de chevelus chelous posant fièrement dans leurs grands châteaux, la Luxembourgeoise prend possession du spot avec une audace discrète, mais percutante…
L’exposition, orchestrée avec la Fondation Pélican, s’érige comme un pont entre l’histoire et l’actualité, entre l’intemporel et le contemporain. À travers une sélection méticuleuse de gravures issues d’une collection éclectique – 1 300 pièces datant du XVe au XXe siècle récemment acquises par le musée, Julie propose une relecture à travers cinq nouvelles sérigraphies. Son fil rouge : le consumérisme, les inégalités sociales et les luttes systémiques, où la satire dialogue avec une esthétique soigneusement travaillée.
UN MODUS OPERANDI RIGOUREUX : ENTRE RECHERCHE ET CRÉATION
Julie Wagener ne fait rien à moitié. En s’attelant à cet ambitieux projet, elle s’est plongée dans les archives numériques de la Villa, explorant les gravures au format PDF – un exercice ingrat, mais nécessaire. Sa première confrontation physique avec ces œuvres a été une révélation : voir enfin ces impressions en vrai a confirmé qu’elles pouvaient transcender leur époque et résonner avec les crises actuelles. Pour l’artiste, chaque gravure choisie est un manifeste. Elle explore, revisite et détourne les thèmes abordés : la vénération aveugle de l’argent, symbolisée par le veau d’or qui avait rendu fou Moïse dans l’Ancien Testament, la précarité culturelle, ou encore les luttes ouvrières. Sa démarche graphique s’inscrit dans une continuité critique.
Déconstruisant les différents narratifs des gravures, elle en crée la base qui sert comme source d’inspiration pour la conception de nouvelles images qui s’insèrent dans un discours de dystopie contemporaine. Pour ce projet, Julie s’est servie de sa tablette numérique pour dessiner. Et pourtant, son style conserve une touche artisanale : après la création digitale, tout passe par la sérigraphie, une technique d’impression qu’elle manie avec un respect presque rituel pour le papier et ses imperfections, accentuant ainsi la texture et la physicalité de ses dessins. Le tout se déroule pendant huit heures par jour dans son atelier au 1535° à Differdange, repère des créatifs par excellence.
UN ART ENGAGÉ, UNE PENSÉE À GAUCHE
Dans un monde où chaque action semble teintée de greenwashing, Julie Wagener – représentée au Luxembourg par la Reuter Bausch Art Gallery – s’efforce de rester en phase avec ses convictions. Oui, elle est politisée, mais elle privilégie l’activisme par l’art plutôt que celui des manifestations bruyantes qui, avouons-le, sont plutôt rares au Grand-Duché. Elle milite notamment pour la reconnaissance des artistes avec l’AAPL (association des artistes plasticien.ne.s du Luxembourg), qui lutte entre autres pour l’amélioration des conditions de travail de l’artiste professionnel.le et qui s’implique dans des discussions avec les institutions et acteurs divers concernés.
Son regard sur la société est acerbe : elle dénonce un système où le 1 % prospère tandis que les autres se contentent des miettes. Dans ses œuvres, les paradoxes symboliques rebondissent sur les scènes de gravures. Ici, une scène religieuse sur la tentation devient une allégorie de l’avidité capitaliste ; là, des tisserands du XIXe siècle rappellent les conditions précaires des artistes et ouvriers modernes. « Je ne suis pas optimiste, mais pas défaitiste non plus », confie-t-elle. L’illustratrice croit encore à l’utopie collective, à condition qu’elle soit portée par un éveil des consciences. La volonté politique étant la clef, pour elle, beaucoup repose également sur la responsabilité individuelle : consommer localement, réduire son empreinte carbone, mais aussi redéfinir les notions de bonheur et de suffisance. « J’achète peu de vêtements, je ne prends plus l’avion, je mange local, je me déplace en bus le plus possible. J’essaie de faire ce que je peux à mon faible niveau (sourire). »
LA LUTTE POUR L’ACCÈS À LA CULTURE ET L’ÉDUCATION
Julie ne se contente pas de critiquer : elle souhaite aussi éveiller. Son travail s’adresse autant à celles et ceux qui contemplent ses réalisations qu’aux décideurs. Elle insiste sur la nécessité d’intégrer une éducation politique plus poussée dans les écoles, afin d’apprendre à décrypter les discours populistes et les fausses promesses. L’art devient alors une arme pédagogique, un outil pour remettre en question les structures établies. « Cependant, je sais que tout le monde ne démarre pas avec les mêmes chances », reconnaît-elle avec lucidité. Julie admet que ses privilèges – issus d’une enfance dans une famille aisée – ont largement façonné sa trajectoire. Cela ne l’empêche pas de militer pour une redistribution des richesses : « Je rêve de l’application conséquente d’un impôt sur les fortunes des (super)riches afin de redistribuer les gains sur le co-financement de services publics, l’accès à la culture ou la transition énergétique par exemple. »
UNE ESTHÉTIQUE AU SERVICE DU MESSAGE
Malgré son message mordant, les œuvres de l’illustratrice séduisent par leur esthétique. Si son style a évolué – autrefois très ornemental, presque Art Nouveau – il conserve une élégance minimaliste. Noir sur blanc, avec une économie de couleurs, ses impressions sont des odes à la simplicité graphique et au symbolisme puissant. L’exposition, visible jusqu’au 16 mars à la Villa Vauban, dépasse, quant à elle, le simple accrochage : elle invite le spectateur à se confronter à des thématiques complexes. Peut-on vraiment ignorer les liens entre la surconsommation et le réchauffement climatique ? Peut-on continuer à vivre dans un monde où l’art est relégué au rang de luxe, alors qu’il pourrait être une force motrice de changement ?
MIROIR D’UNE GÉNÉRATION
Julie Wagener incarne ainsi une génération d’artistes convaincue que la création ne peut être déconnectée du réel. À travers ses dessins, elle tend un miroir à une société en quête de sens et propose une réflexion exigeante, mais essentielle. Son exposition à la Villa Vauban est une conversation ouverte. Ici, le passé dialogue avec le présent, l’histoire de l’art devient une arme critique, et le spectateur devient complice dans cette quête d’un avenir moins sombre. Vous êtes prévenus : Julie n’épargne personne. Et c’est précisément ce qui rend son travail si indispensable.
Ce portrait est également à retrouver dans Bold Magazine #89, à lire en ligne ici!
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