KEVIN MUHLEN, «L’annulation est une conséquence logique…»
Photos: Casino du Luxembourg - Forum d'Art Contemporain
On apprenait il y a quelque mois l’annulation de Mémoire de l’Origine, l’exposition monographique de la Luxembourgeoise Déborah de Robertis, censée occuper les espaces du premier étage du Forum d’art contemporain entre le 26 septembre au 3 janvier. D’un conflit grandissant entre l’artiste (Déborah de Robertis), la commissaire (Bettina Heldenstein) et la direction du Casino (Kevin Muhlen et Jo Kox), l’exposition est annulée. Vif scandale au sein de l’art contemporain au Grand Duché, les papiers pleuvent, la presse tente de comprendre, certains critiques se réjouissent, d’autres partent en quête d’informations. Très vite Déborah s’empare de l’émulsion pour confier son point de vue aux médias nationaux, clamant à la censure.
De son côté, le Casino reste muet, impassible. On avait remarqué une certaine tension durant la conférence de presse d’ouverture de saison à propos de l’expo’ de Déborah. Dès le départ, beaucoup de journalistes n’y croyaient pas. Ils n’accordaient aucune crédibilité à cette artiste récemment découverte. De notre côté, notre enthousiasme et nos attentes à propos de cette exposition, si controversée, s’évanouirent du jour où l’on comprit que l’exposition n’aurait pas lieu. Il fallait qu’on en sache plus. En gardant une impartialité intacte (due à notre affection pour les deux bords, ndlr), et en mettant le côté «fouille merde» du journaliste au placard, nous sommes partis à la rencontre des deux grands «acteurs» de cette débâcle…
- Dans ses interviews, Deborah de Robertis parle de Censure…
C’est quelque chose qui me dérange vraiment. Il n’a jamais été question de censure par rapport à son travail et la relation qu’elle entretenait avec le Casino. Ça n’a jamais été le propos. On sait qui on invite, on sait quel travail et engagement ça entraîne. On n’a jamais eu de différend par rapport au contenu du travail ou ce qu’elle a pu faire à la base. C’est un angle d’attaque qui va peut-être lui trouver des partisans mais c’est de mon devoir de remettre la chose dans le droit chemin et d’expliquer que le problème n’est pas venu de là.
- Peux-tu revenir sur la genèse de la programmation?
Bettina Heldenstein et moi, on suit Déborah depuis un bon moment. Sa démarche nous intéressait et on était curieux de voir comment ça allait se développer. Je l’avais présentée une première fois à la Banannefabrik au 3CL, lors d’un rendez-vous 3 du 3. On y avait montré l’un de ses premiers films. Bettina était en dialogue régulier avec Deborah, entre autres pour les dossiers d’artistes qu’on a à l’InfoLab et par intérêt personnel pour son travail. En 2013, nous lui avons donné libre champ pour réaliser une série de photos au Casino. Ensuite l y a eu cette performance au musée d’Orsay en 2014.
Suite à tout ça, on a commencé à réfléchir aux futures expositions. Avec Bettina on a trouvé intéressant de développer un projet avec Déborah. Pour montrer ce qui se cache derrière cette femme. L’idée était de montrer que derrière quelque chose qui semble très facile et direct, avec la nudité ou le sexe, il existe une vraie réflexion dans le propos. On voulait mettre en avant le travail d’une jeune artiste qui sort des sentiers battus. On a d’abord invité Déborah à occuper le rez-de-chaussée. Elle était très enthousiaste. On a eu ensuite le report d’une exposition sur l’étage et on a donc décidé de le proposer à Déborah. Ce qui lui faisait une plus grande plateforme d’exposition qu’elle a accepté avec beaucoup d’intérêt. Elle pouvait développer plus encore son travail via cet espace plus grand, un budget supérieur, et la possibilité d’envisager des productions. Rapidement quand on a commencé à travailler sur l’exposition, on a très vite eu des difficultés de coopération, elle se braquait. C’était une manière difficile de collaborer qui s’est amplifiée avec le temps. On ne recevait pas les choses à temps. Tout était remis en question, ses opinions changeaient constamment. La manière d’aborder cette collaboration était très difficile. On a essayé de tenir bon au maximum mais au fur et à mesure des mois la situation s’est coincée. Tout ce qu’on disait été source de conflit. La confiance n’était plus présente.
- A ce moment, c’était dans le rapport que tu avais avec Déborah?
Non c’était d’abord dans ses rapports avec Bettina. Ensuite Déborah est venue vers moi. Elle a voulu un co-commissaire, qu’on lui a accordé. On est rentrés dans une situation difficile à gérer au niveau professionnel parce que le Casino était ensuite mis à l’écart par elle. On sentait qu’elle n’arrivait pas à formuler une exposition en tant que telle. A trois mois de l’exposition il n’y avait toujours pas d’idée globale pour présenter l’exposition.
- Vous aviez déjà vu des choses à ce moment?
Très peu. On n’a eu de cesse de lui rappeler les délais qu’elle n’a cependant pas tenus. Elle nous a montré, après de nombreuses demandes, quelques extraits. Il était clair que cette confiance qu’il doit y avoir dans le cadre d’une exposition n’était pas là et il n’était plus envisageable que l’exposition soit réalisée dans les délais et conditions requises.
- La décision d’annuler est venue de toi?
La décision est venue de concert avec Jo (Kox, directeur administratif du Casino, ndlr) et Bettina (la commissaire). On s’est consultés plusieurs fois pour trouver une solution. On a essayé de garder le cap pendant longtemps. Mais à ce moment on s’est rendu compte que le projet n’était plus réalisable ce qui nous a contraint d’annuler l’exposition.
- Par rapport à d’autres expositions de cette ampleur, le cheminement a-t-il été le même? Déborah a-t-elle eu le même suivi qu’un autre artiste?
On a procédé de la même manière avec elle qu’avec n’importe quel autre artiste. En s’enfermant dans son projet et en se créant une carapace, elle s’est isolée. On aurait pu prendre en main certaines choses, l’aider à piloter son projet. Elle n’a jamais accepté qu’on l’aide, qu’on partage notre expérience avec elle.
- Elle explique que l’expo était prête. Finalement vous avez vu quelque chose de plus que des extraits?
C’est ce qu’elle nous disait jusqu’à la fin, mais on n’a rien vu. Une exposition ce n’est pas uniquement avoir quelque chose sur son disque dur. Il faut savoir comment la scénographie est prévue, quelles pièces sont en relation les unes aux autres. En même temps tout n’était pas là. Il y avait encore des films en production. Certaines choses n’étaient pas sûres. Elle hésitait sur certaines choses, débordait sur d’autres. En 20 ans d’expositions et de collaborations avec des artistes c’est la première fois que nous en arrivons à annuler une exposition.
- Déborah de Robertis est une artiste engagée, est-ce que vous aviez conscience du risque?
Il y a toujours une notion de risque quand tu invites un jeune artiste avec un travail engagé, relativement frontal. En tant qu’institution tu sais qui tu invites et tu es prêt à défendre ce travail. Tu es là pour ouvrir les champs, pour dire aux gens qu’il n’y a pas que cet aspect-là chez cet artiste. On était conscients du risque et on était prêts à le défendre. C’est pour ça que je trouve ça inacceptable de parler de censure. Ce n’est pas du tout le propos. Le risque que je sentais c’était qu’on ne trouve pas cette unité pour défendre le travail. Les deux fronts ne peuvent pas être opposés quand il s’agit de défendre une exposition.
- Est-ce que vous l’avez avertie qu’il y avait une possibilité d’annulation?
Dès le départ je lui ai fait comprendre que ça allait être beaucoup de travail. Qu’elle allait être beaucoup sollicitée. Elle n’a pas signé le contrat, n’arrivait pas à gérer le budget, ne respectait pas les délais, ne supportait pas notre travail de communication, hésitait tout le temps, et était en conflit permanent avec le Casino. L’annulation n’était donc pas une surprise pour elle mais une conséquence logique d’un tout qui ne tenait pas.
- Aujourd’hui il y a un vrai conflit qui s’est créé?
Il n’y a plus de dialogue entre le Casino et Déborah. Un dialogue d’avocats s’est crée. La semaine où on l’a informée que l’exposition était annulée, on a reçu un mail de son avocat et on a riposté avec le nôtre. Maintenant, elle utilise ça à sa manière. Pour nous c’est important de pouvoir donner notre vision des choses.
- A l’heure actuelle, rien n’a bougé?
Non. C’était vraiment au niveau professionnel que ça ne fonctionnait pas. Je pense que le contexte institutionnel est une chose difficile à gérer pour elle. Elle n’aime pas être mise dans un cadre. Même si ici nous restons très larges et ouverts. Dès que nous lui donnions des lignes directrices sur la diffusion, qui ne sont pourtant aucunement en rapport avec le contenu de l’expo, ça devenait difficile. Elle veut garder plein pouvoir de son image mais n’arrive pas à se décider. A un moment l’artiste doit être conscient qu’il travaille pour lui et que ce sont les jalons de sa carrière qu’il est en train de poser. J’ai toujours essayé de lui faire comprendre qu’elle travaillait en premier lieu pour elle.
- Ça vous fait peur le conflit actuel?
Non ça ne me fait pas peur. Les conflits dans les relations professionnelles arrivent. Pour l’instant elle ne nous a pas attaqués en justice (nous somme le 2 septembre 2015, ndlr). Je ne sais pas quel angle d’attaque elle veut prendre. Si c’est la censure, on peut tout à fait démontrer qu’il ne s’agit pas de censure.
- Vous travaillez maintenant avec les artistes Rachel Maclean et Elodie Lesourd, qui remplace Déborah. Tout se passe bien?
Oui ça va. Ça se passe bien. Elodie a dû être très réactive car elle a eu très peu de temps pour formuler son exposition. C’est une artiste que je suis depuis un bon moment, que je voulais exposer en 2017. Je l’ai contacté pour lui proposer de relever le défi et faire rapidement l’exposition. Elle a tout de suite accepté (Ok, You’ve had Your Fun de Rachel Maclean et The Oracular Illusion de Elodie Lesourd seront exposées au Casino du 26.09 au 03.01.2016, ndlr).