L’arc de Noé Duboutay

Artiste multidisciplinaire, Noé Duboutay explore les intersections entre performance, histoire et identité queer. Son travail, à la fois théorique et viscéral, s’attache à déconstruire les récits dominants en les incarnant sur scène. En mêlant texte, mouvement et costumes, le Luxembourgeois interroge la manière dont les corps trans et non binaires sont perçus, représentés et – trop souvent – invisibilisés dans l’Histoire…
La démarche de Noé s’ancre dans une réflexion historique profonde, où le passé dialogue avec les luttes du présent. Dans What a Hero?!, il revisite Le Roman de Silence, un livre médiéval du XIIIe siècle mettant en scène un héros·ïne contraint·e de performer la masculinité pour exister. À travers ce prisme, l’artiste analyse la résurgence des imaginaires médiévaux dans les discours identitaires contemporains, notamment leur récupération par les mouvements d’extrême droite.
« MES HÉROS SONT LES ARTISTES QUI S’ÉLÈVENT CONTRE LE FASCISME »
Avec Armor down!, son nouveau projet, il poursuit cette exploration en s’intéressant à la construction des récits historiques au XIXe siècle et à leurs liens avec l’idéologie fasciste. Par la performance, il questionne la tension entre hypervisibilité et effacement des corps queer et trans, interrogeant leur place – ou leur absence – dans les archives et les représentations culturelles.
Sélectionné pour une résidence au Künstlerhaus Bethanien à Berlin, Noé Duboutay plonge dans les ressources de la capitale teutonne pour enrichir sa recherche et tisser des liens avec la scène artistique locale. Entre boulot d’archives et performances immersives, il utilise son corps comme un espace de confrontation, invitant le spectateur à remettre en question ses propres perceptions. Son art, à la fois politique et introspectif, agit comme une réécriture du passé, où les marges reprennent enfin leur place au cœur du récit.
Quelle est cette histoire à propos de ta sélection pour la résidence au Künstlerhaus Bethanien ?
J’ai été sélectionné·e par un jury mis en place par Kultur | lx sur la base d’un projet que j’ai soumis pour la résidence. Pour mon dernier projet, What a Hero?!, j’ai principalement étudié la montée du fascisme tardif et son lien avec les tendances médiévales dans la culture pop, le tout réuni dans une relecture performative de l’histoire de Silence. Le Roman de Silence est une romance française du XIIIe siècle. Silence est le héros de l’histoire et incarne des rôles masculins exemplaires dans la société, tels que ménestrel, chevalier, héritier et jeune homme admiré. Cependant, Silence a été assigné femme à la naissance, ce qui est révélé à la fin du récit. L’histoire de Silence remet en question les rôles de genre normatifs et reflète des conceptions historiques complexes de l’identité de genre.
Dans la continuité de ces thématiques, mon prochain projet, Armor down!, examinera la naissance de l’écriture de l’histoire médiévale au XIXe siècle et ses liens avec l’idéologie fasciste, en établissant des connexions entre l’invisibilité et l’hypervisibilité simultanées des corps queer et trans et les histoires occultées ou déformées. La pièce performative Armor down! interroge la perception des corps trans dans des contextes performatifs et la manière dont ces corps sont engagés dans l’écriture de l’histoire.
Que t’apporte cette prestigieuse résidence ?
Être en résidence dans une institution comme le Künstlerhaus Bethanien est bénéfique à plusieurs niveaux. Le plus important est d’avoir une liberté spatiale et temporelle pour me concentrer sur un projet spécifique. Avec cela vient aussi une liberté financière qui permet cette concentration. J’ai hâte d’explorer plusieurs archives dans la ville qui pourraient enrichir ma recherche et renforcer le lien avec l’histoire et la culture allemande du début du XIXe siècle. Sur le plan professionnel, cette résidence me permet de rester six mois à Berlin, ce qui m’aide à construire des connexions locales et internationales, à prendre le temps d’explorer les différents quartiers et, je l’espère, à y poser des racines. D’autres artistes internationaux seront également présents au Künstlerhaus Bethanien pendant la même période. J’ai hâte de les rencontrer, d’échanger nos pratiques et nos recherches.

« JE VEUX CONFRONTER MON PUBLIC À MA TRANSIDENTITÉ »
Sais-tu déjà ce qui en ressortira ?
Je veux créer une pièce performative avec différents accessoires, objets et costumes. Comme dans la plupart de mes performances, j’écris d’abord un texte qui sert de base. Ensuite, en travaillant avec ce texte dans la performance, j’y ajoute des mouvements et des gestes. Le médium de la performance me permet d’explorer les perceptions simultanées des corps trans. Il aborde ceux-ci en tant que tels, ainsi que les projections et attentes qui leur sont associées.
Performer dans un corps trans et travailler sur la transidentité dans ma pratique artistique donne souvent l’impression de se mettre à nu. Cela me rend vulnérable, mais pour qui ? La question est : comment ce corps est-il perçu par le public ? Le corps en performance devient une confrontation, forçant le spectateur à s’interroger sur les raisons pour lesquelles il trouve un tel corps étrange – après tout, ce n’est qu’un corps. Un corps trans est à la fois vulnérable, invisible et hypervisible – il échappe à certaines attentes simplement parce qu’il ne correspond pas au corps cis-normatif. Performer avec un tel corps est toujours une confrontation avec la vulnérabilité, à la fois pour le·la performeur·euse et pour le public.
Est-ce un fardeau de représenter le Grand-Duché ?
Le lien avec le Luxembourg est essentiel, non pas pour montrer d’où je viens, mais pour créer une connexion avec la scène culturelle luxembourgeoise. Je veux faire partie du paysage culturel diversifié du Luxembourg, car je pense pouvoir y apporter mes perspectives et influencer mon public. Je considère mon travail comme un travail politique. Je veux confronter mon public à ma transidentité et ma queerness dans un contexte social et historique plus large.
Quel est ton animal totem ?
Hier, je parlais avec des ami.es et on riait de la différence entre les questions posées par les adultes et celles posées par les enfants. Les enfants veulent savoir ta couleur préférée, ta nourriture favorite, ton animal fétiche. C’est drôle, mais ça en dit long sur qui tu es. Mon animal totem, ou celui que j’aimerais être, a changé avec le temps. C’était un ver, puis un amphibien comme une grenouille ou un triton, puis un escargot. On verra ce que ce sera la prochaine fois.
Qui sont tes héros aujourd’hui ?
Mes héros sont les artistes et les activistes qui s’élèvent contre le fascisme et la censure croissante de l’expression dans la culture et l’éducation. Les activistes et artistes qui défendent l’accès aux soins de santé, y compris l’avortement et les soins d’affirmation de genre. Ceux qui éduquent ou qui font l’effort de discuter avec leurs copains, leur famille ou le public des discriminations envers les groupes marginalisés et de la violence policière croissante contre les personnes racisées et autres minorités. Ceux qui travaillent à rendre les espaces accessibles et qui pensent aux personnes avec des handicaps ou neurodivergents. Le gouvernement allemand a réduit les budgets des secteurs sociaux et culturels. L’inclusion a été l’une des premières choses à être sacrifiées. Ces coupes sont l’un des symptômes d’un paysage politique européen qui penche vers la droite.
En regardant vers les prochaines élections en Allemagne et l’augmentation du nombre d’électeurs de l’AfD, je crains que ces coupes ne soient que le début. Mes héros sont ceux qui voient ces menaces et les prennent au sérieux. Nan Goldin en est une, avec son discours d’ouverture de son exposition à la Neue Nationalgalerie de Berlin l’année dernière. Never again means never again for anyone!
Quelle est ta masterpiece ?
Je ne crois pas aux chefs-d’œuvre, pas plus que je ne crois aux génies. Je pense qu’un corpus d’œuvres se développe et change avec son contexte et son époque. Mon travail reflète les changements que je vis.
La musique t’influence-t-elle ?
Oui, j’écris souvent en écoutant de la musique, puis j’en mets pour ma recherche sur le mouvement. Je cite souvent des paroles de chansons ou des titres dans mes textes. C’est une bonne référence à la culture pop et une façon de témoigner et de commenter les tendances et l’actualité. Ces jours-ci, j’écoute John Glacier, Eartheater, Sade, Colin Self, Ebow, Easter, et bien d’autres…
À quoi ressemblent tes moodboards ?
Plein de mèmes ! Des peintures, des inspirations de costumes et, en ce moment, beaucoup de dessins de manuscrits médiévaux.
As-tu encore foi en l’humanité ?
Je ne ferais pas d’art si ce n’était pas le cas, je pense…
Ce portait Arty est à retrouver dans son intégralité dans le nouveau Bold Magazine #90, à lire en ligne ici!
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