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Quand Jack Ribeiro parle tattoo

Texte : Raphaël Ferber & Sarah Braun

 

Il s’est pointé à la cool, dans les locaux de l’Office du tourisme d’Amnéville où on l’attendait pour parler tatouage. Un coup d’œil sur les affiches de la convention d’Amnéville, qu’il a organisé du 9 au 11 septembre pour ses 20 ans de carrière, un autre sur la déco des camions. « C’est mortel ! » Du Lux à la Lorraine, Jack Ribeiro est devenu une figure dans le milieu du tatouage. A 45 ans, le gars est encore loin d’avoir perdu sa créativité, son goût pour le dessin et celui pour les histoires que les tattoos peuvent encore cacher.

Pourquoi as-tu choisi, il y a une vingtaine d’années, de devenir tatoueur ?

Je n’ai rien demandé, on est venu me chercher ! J’ai toujours dessiné, ça m’a toujours plu. D’ailleurs une de mes deux filles suit le même chemin. À l’époque, il y avait très peu de tatoueurs en Lorraine et seulement deux au Luxembourg, je crois. Dans le coin, tout le monde parlait de mes dessins. Et un jour, un tatoueur est venu me chercher. Du coup, c’était plus facile pour les gens qui me connaissaient à travers mes dessins de venir se faire tatouer chez moi.

Mais entre tatouer et dessiner sur du papier, il y a une différence. Pourquoi as-tu emprunté ce chemin-là plutôt que celui de dessinateur ?

Je continue toujours le dessin «classique», mais la chance que j’ai avec ce métier, c’est qu’il me permet de vivre en faisant ce que j’aime. Je ne pourrais pas vivre uniquement de mes dessins à moins de sortir une BD ou d’illustrer un bouquin. Très peu de gens y parviennent. Le tattoo, c’est un super métier pour cela. Après oui, tu peux très bien dessiner sur papier et ne pas être bon sur la peau. La contrainte, c’est le corps humain, ses arrondis, la douleur…

Qu’est-ce que tu as comme tatouages ?

(Il relève la manche de son t-shirt) Que des personnages que j’aime, comme la Medusa. Des démons, un clown derrière et mes chanteurs préférés sur mes jambes : Alice in Chains, notamment.

Tu te tatoues ?

Non je fais appel à Robert Hernandez. Parmi les grands amateurs de cet art, il n’y en a pas un sur cette planète qui ne veut pas un tatouage de ce mec-là !

Tes tatouages entrent-ils dans le cadre d’une œuvre globale ou correspondent-ils à des moments isolés de ta vie ?

Les modèles que je choisis dépendent surtout de la relation que j’entretiens avec Robert. Ça n’a pas grand-chose à voir avec ma vie. Ma vie, ce sont mes enfants. En fait, si je n’avais pas eu autant de travail, mon corps serait déjà recouvert de tatouages. À un moment, je partais deux fois par mois à l’étranger. Je n’avais pas le temps de m’occuper de moi.

Donc, tu estimes en avoir terminé ?

Ma fille s’essaie au tattoo et elle est douée. Je vais lui dédier un peu de place ! Et puis, pour le reste, on verra avec Robert…

Comment définis-tu ton style ?

J’aime le style réaliste, tout ce qui est obscur, stressant, intriguant. On peut parler de dark-realism. Ça tourne autour des crânes, des démons, des visages… Ce n’est pas du tattoo mexicain joyeux, qui est très à la mode en ce moment.

D’où viennent tes influences ?

J’ai toujours été très fan de métal, j’ai été bercé par Van Halen, Ozzy Osbourne, Slayer, Metallica, Alice in chains, tout ça… J’ai grandi avec cette musique assez dure.

As-tu déjà refusé de tatouer quelqu’un ?

Ça m’est arrivé deux fois. Les personnes voulaient se faire tatouer un message ou un dessin à caractère politique que je ne pouvais pas cautionner.

Quel est le tatouage qui t’a le plus marqué ?

C’était celui d’un homme qui m’avait demandé de dessiner son enfant… mort à la naissance. Il était venu avec des photos de son enfant, mort donc -il ne pouvait rien me donner d’autre- et m’avait demandé de le reproduire avec les yeux ouverts. Quand il a vu le résultat, j’ai vu toute l’émotion qui remontait en lui parce qu’il ne l’avait jamais vu comme ça. Des histoires à raconter, j’en ai quelques-unes… Il y a aussi cette femme, une Française, dont la peau avait brûlé à 70 ou 80% après un accident. Il lui restait trois endroits où elle était saine. Elle est venue me voir pour que je lui tatoue des dessins réalisés par ses petits-enfants à chacun de ces endroits. J’ai trouvé que c’était fort, symboliquement, de leur réserver le peu de peau saine qu’il lui restait. (Il réfléchit) Et puis, j’ai aussi tatoué une femme qui est pleine de cicatrices après avoir perdu 120 kilos. Elle a des balafres sur tout le corps, sur les côtés, comme des fermetures éclaires. On a tout recouvert. Aujourd’hui, elle arrive à s’accepter. C’est génial de voir que parfois, on arrive à changer la vie des gens, qu’on ne fait pas juste du dessin. C’est très rare, mais c’est un super sentiment.

Comment se passe une séance chez toi ?

Je demande systématiquement un dossier, qui doit contenir des dessins dont le style se rapproche de ce que veut la personne et d’autres qui s’en éloignent radicalement. Des photos, des peintures et parfois carrément des objets aussi. On utilise tous les supports possibles pour créer le modèle le plus proche de l’objet initial. Je discute beaucoup avec les gens le matin pour trouver le dessin qui leur convient. En général, j’aime bien le tatouer l’après-midi.

Dans quelle proportion les gens ont-ils déjà leur idée ?

Franchement, dans 80% des cas j’ai carte blanche ! On affine le projet ensemble, mais je peux imaginer quasiment tout ce que je veux.

Tu as des petits rituels ?

(Il réfléchit) Je place toujours mes instruments de la même façon avant d’attaquer un tattoo. En 20 ans, j’ai mes petites habitudes.

Quel regard portes-tu sur la démocratisation, voire la vulgarisation du tatouage ? Est-ce que ça te dérange que presque tout le monde soit tatoué aujourd’hui, que le tatouage ait perdu son côté rebelle ?

Il y a du positif et du négatif à tout ça. Le positif, c’est que ça a permis au tatouage d’évoluer dans des proportions assez-hallucinantes. Si on m’avait montré il y a vingt ans ce qu’on serait capable de réaliser aujourd’hui, j’aurais franchement eu du mal à y croire. Les instruments se sont améliorés, la technique, le rendu. On est très loin des tout premiers tatouages… Et puis, ça a permis à beaucoup de tatoueurs de gagner leur vie. Le négatif, effectivement, c’est qu’on en a fait une mode et qu’on ne réfléchit pas toujours suffisamment son tatouage, à partir du moment où c’est joli. On va trouver que la vieille marguerite sur le bras d’un type est dégueulasse. Mais peut-être que ce type s’est fait ce tatouage à l’armée, dans un contexte particulier, et qu’il a une signification particulièrement forte pour lui. Ce qui est marrant, c’est qu’aujourd’hui, on se fait d’abord tatouer les parties visibles. On commence par les avant-bras et on remonte. Avant, on commençait par les parties cachées avec des tatouages qui avaient une valeur intime, qu’on se faisait pour soi.

Est-ce qu’on se tatoue uniquement pour soi-même ?

En tout cas, quand c’est à des endroits cachés, c’est en premier lieu pour soi-même. On peut les dévoiler à des personnes très proches, mais on ne les fait pas pour les exposer. Se tatouer pour soi-même et donner du sens à cette démarche est une évidence pour ne jamais regretter!

Après les dauphins et les tribals, ce sont les têtes de mort mexicaines qu’on voit de plus en plus. T’en penses quoi ?

(Il rit) C’est sûr qu’à un moment donné, il y avait plus de dauphins sur la peau des gens que dans la mer ! Mais je ne les juge pas et je ne refuse pas de tatouer ces motifs-là. Je n’ai pas à décider si le choix des gens est le bon ou le mauvais.

Sauf quand le message est à caractère politique, donc…

La politique, c’est plus compliqué… Un jour, une femme voulait se faire tatouer derrière l’oreille le sigle SS. Quand on sait ce que ça signifie, vu aussi la région dans laquelle on vit, je lui ai fait comprendre que ce n’était sans doute pas approprié. En tout cas, je n’avais pas envie qu’on dise qu’en tatouant ça, c’était quelque part comme si je le cautionnais aussi un peu.

Est-ce qu’on en parle, des fautes d’orthographe ?

(Il sourit) Il faut être vigilant oui. Perso, quand c’est une traduction, je demande toujours à la personne de vérifier plusieurs fois s’il n’y a pas d’erreur. Je ne veux pas tout mettre sur le dos des tatoueurs. Quand c’est du chinois ou du finlandais, les gens sont censés savoir ce que ça veut dire et comment ça s’écrit dans la mesure où c’est quand même leur choix.

Pour tes 20 ans de carrière, tu as organisé la convention internationale d’Amnéville, début septembre. Qu’est-ce que ça vous apporte à vous, tatoueurs, et aux visiteurs ?

Déjà, c’est l’occasion de rencontrer des tatoueurs qui sont parmi les meilleurs d’Europe. Robert Hernandez a été le premier à avoir accepté mon invitation. À son programme cette année, il y a Londres, Berlin et Amnéville, c’est assez cool, non ? Et puis, j’ai réussi à retrouver le premier gars que j’ai tatoué : merci Facebook ! Je lui avais tatoué un crâne, un truc que j’aime bien faire. Les conventions, ce sont des moments extraordinaires de créativité et d’échange. C’est le meilleur endroit pour poser des questions. Le public fait partie intégrante du spectacle car nos regards se posent sur toutes les surfaces tatouées. C’est aussi l’occas’ de discuter avec beaucoup de tatoueurs en très peu de temps, de voir ce qu’ils font, de puiser de l’inspiration. Pour nous, c’est un peu la même chose. On n’a pas tous le même style, et c’est cool de voir ce que font les autres. Il n’y a que dans une convention comme ça que les gens discutent autant de leurs tatouages, qu’ils se les montrent comme ça (il soulève son t-shirt) et qu’ils évoquent leur signification.

Il ressemble à quoi, le monde des tatoueurs ? Il y a une concurrence féroce ou vous êtes tous potes ?

C’est assez cool, mais forcément, comme dans toute profession, il peut y avoir de la concurrence. La télé a rendu ce métier un peu trop à la mode et les gens qui le pratiquent sont trop dans la lumière à mon goût.Je ne vais pas me faire des amis en disant cela, mais il y en a qui se prennent vraiment pour les plus grands artistes de la planète et qui estiment que c’est un honneur d’être tatoué par eux. En ce sens, je n’ai pas l’impression d’être un artiste.

Quels conseils donnerais-tu aux personnes qui veulent se faire un premier tatouage ?

Il faut qu’elle le mûrisse, que ce soit un dessin qui lui corresponde et qui veut dire quelque chose pour elle. Moi, mon premier tatouage, j’y pensais depuis des années. Je savais qu’en le faisant, je n’allais pas le regretter deux ou trois ans plus tard. Bien souvent, c’est quand la personne est posée, avec un vécu, autour de 30 ans, qu’elle définit un tatouage qui a du sens et de la profondeur.