L’équation Cartier : entre élévation par le beau et pertinence par l’exception
Chez Cartier, il y a certes les héritiers du nom, mais aussi ceux, dans l’ombre, qui héritent de l’esprit visionnaire de ses fondateurs – et notamment de Louis Cartier. Pierre Rainero en fait partie et l’interprète chaque jour, à la direction de l’image et du patrimoine de l’enseigne. Un métier passion, une culture de l’art qui laisse bouche bée et un enthousiasme sincère pour l’avenir : entretien avec un des piliers de la Maison Cartier…
Pierre, pouvez-vous nous parler de l’identité Cartier et de la manière dont elle est communiquée depuis la création de Maison ?
Qui dit communication, dit communiquer l’identité profonde du nom Cartier, dans sa différence et dans sa pertinence. Quand on fait ce travail d’introspection sur notre identité, on tombe sur la vision de nos fondateurs – et notamment Louis Cartier, l’aîné de la troisième génération, qui est arrivé avec cette vision de ce que devait devenir la maison, nouvelle pour le secteur, mais aussi pour les arts appliqués en général. Ce nouveau « style Cartier » très spécifique, indépendant des courants de l’époque repris par une grande partie du métier, se voulait un langage multicatégoriel commun à toutes les créations, suffisamment riche et souple pour embarquer tout un éventail d’inspirations différentes. Une vision commune permettant une certaine ouverture… Je ne pense qu’à un seul autre exemple de ce type de démarche : la dynastie d’ébénisterie des Jacob, où l’on trouvait des expressions stylistiques différentes, mais avec une même vision en matière de sens des proportions et du décor : un meuble Empire, Louis XV ou Restauration signé Jacob est immédiatement reconnaissable – et Louis Cartier en était d’ailleurs collectionneur. Mais ce style Cartier était aussi tourné vers l’avenir et avait pour vocation d’être transmissible aux générations futures. Voilà déjà le cœur de notre identité, avant même de commencer à penser communication : une vision stylistique unique, réfléchie et planifiée.
Comment se traduit cette vision, alors et aujourd’hui ?
Louis Cartier engage son propre bureau de création et fait en sorte que Cartier devienne une des premières grandes maisons de joaillerie à posséder ses propres ateliers, donc toute une organisation au service de cette vision. Aujourd’hui, nous sommes les héritiers de cette dernière, avec un pilotage des studios de création très identitaire et l’existence de ma responsabilité, liée à l’héritage, qui n’existe pas ailleurs… Ce rôle s’inscrit fondamentalement dans une transmission, avec une équipe autour de moi en charge de sa mise en forme et composée en grande partie des profils d’historiennes et historiens d’art.
Louis Cartier valorisait des idées fortes en matière de design, fortes dans le sens où elles correspondaient à un certain idéal de beauté personnel, mais aussi fortes car capables d’engendrer des variations tout en restant elles-mêmes. C’est l’explication, en termes d’horlogerie, de ces formes pérennes que l’on trouve dans nos collections. Chaque forme commercialisée a été pensée dans ce sens et cela continue à être le cas.
Par ce processus, la transmission des idées de Louis Cartier est donc pertinente à chaque époque ?
Tout à fait, car le travail que nous faisons, au-delà de sa beauté assumée, est de traduire perpétuellement ces idées et de les appliquer aux modes de vie contemporains. L’essence même de l’horlogerie de poignet est là : les gens se meuvent différemment, ont d’autres habitudes qu’alors. C’est ce qui fait, par exemple, que nous avons développé la Santos avec un bracelet en acier dans les années 70, lorsque l’élégance se devait être plus casual, du matin au dîner… Ce double objectif d’esthétique et de pertinence sert enfin également à repousser les limites de beau et le lie à une ou plusieurs cultures spécifiques, ce qui nous tient particulièrement à cœur.
Est-ce cette fluidité temporelle qui a fait que Cartier s’est, quelque part, construit contre l’Art nouveau ?
Exactement, car pour Louis Cartier – dans la continuité de ce que nous venons d’évoquer – l’Art nouveau était certes très sophistiqué et exigeant, à une époque où il fleurissait intensément, mais il tournait le dos au passé et n’offrait aucune possibilité de progrès en matière esthétique. Une impasse, une capsule, une monade de Leibniz…
Comment amener la beauté d’un objet Cartier dans notre temps, alors que l’art et la beauté deviennent numériques et de plus en plus intangibles ?
Je dirais que c’est un relatif paradoxe, mais qui joue en notre faveur et qui me fait penser au développement du quartz en horlogerie. Les Cassandres criaient à la fin de la montre mécanique, alors que cela a, en fait, mis en valeur la montre mécanique d’exception et l’artisanat d’art qui y est lié… Cela est très remarquable dans ce contexte actuel de jeunes générations plus digitales : elles valorisent énormément le tangible et l’artisanat, dans une sorte de retour de pendule où – justement – on s’intéresse à ce qui prend du temps, à ce qui est plus lent, à ce qui reste. Ce qui me rend très optimiste pour l’avenir, d’autant plus que le digital est un outil de communication extraordinaire. Héritage et communication : cette équation était donc déjà résolue par nos fondateurs !
Et nous avons de la chance d’être dans des domaines où l’artisanat d’art est valorisé par l’évolution du monde et des modes de vie, ce qui nous aide à bien communiquer.
Qu’est-ce qui vous inspire personnellement, au quotidien, dans votre fonction ?
Je suis un grand passionné des formes. Tout peut donc trouver un écho par rapport à ce que l’on fait. Je suis très sensible aux arts plastiques, mais aussi à des choses dont on pourrait penser qu’elles n’ont aucune relation avec l’horlogerie : l’urbanisme, la publicité… Ces autres registres et notre perception d’eux font que la création du bel objet et du beau tout court évolue, de manière consciente et inconsciente. J’aime aussi étudier ce qui se passe dans le monde du design et de l’automobile ; je m’amuse par exemple beaucoup de ce qui se passe autour des voitures électriques – on a l’impression que, parce qu’elles sont électriques, elles doivent figurer un certain design d’ensemble très harmonisé… Je trouve ça intéressant !
Comment qualifieriez-vous l’importance sociale d’une belle montre, de son design ?
Sans me calquer sur les dires de Voltaire qui trouvait que le luxe était tout à fait nécessaire, je pense que c’est le propre de l’humanité de vouloir s’entourer de choses qui touchent et qui émeuvent par un sens esthétique. C’est le cas depuis des temps immémoriaux. L’horlogerie prend ce virage aujourd’hui de dépasser plus largement que jamais la simple fonctionnalité de renseigner l’heure, qui devient presque un prétexte : les montres sont des objets d’art à part entière, le mouvement est une prouesse d’artisanat d’art incroyable et ainsi, l’horlogerie rejoint la joaillerie bien plus qu’auparavant. C’est une charge symbolique qui élève le possesseur. De l’autre côté, il y a une émulation autour de l’idée de parvenir à l’exception qui entraine l’admiration, avec des talents extraordinaires. Et beaucoup de jeunes sont fascinés par ces objets…
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