LetzAI X Gabriel Boisante : les entrepreneurs du turfu?
Il y a dix ans, Bold Magazine accueillait Gabriel Boisante – alors jeune restaurateur – sur sa couverture numéro 30, dans un cliché assez légendaire de Julian Benini. Une décennie plus tard, tant dans le secteur horeca que dans la vie politique luxembourgeoise, Gabriel est devenu un personnage qui compte autant qu’il sait anticiper les tendances. Cela paraissait donc assez naturel de lui proposer de prendre à nouveau la pose, mais d’une façon inédite : à travers l’intelligence artificielle LetzAI des copains Karim Youssef et Misch Strotz ! Une cover anniversaire aussi bluffante que second degré, qui donne aussi l’occasion de faire le point sur le sujet brûlant qu’est l’IA, grâce à une interview croisée des trois gentlemen…
Misch Strotz & Karim Youssef, les kings de l’IA Made In Lux
Qui êtes-vous et qu’est-ce qui vous a amené à créer Letz AI ?
LetzAI est une plateforme basée au Luxembourg qui permet aux utilisateurs de créer des images grâce à l’intelligence artificielle. Notre aventure a commencé en 2022 lorsque nous avons commencé à explorer les possibilités de l’imagerie générée par l’IA. Un constat s’est rapidement imposé : les outils disponibles n’étaient pas conçus pour certains contenus de niche. Lorsque nous avons par exemple essayé de générer des images locales comme le Grand-Duc ou la Gëlle Fra, nous avons réalisé que ces plateformes étaient orientées vers un contenu global et grand public, principalement adapté au public américain, laissant de côté la culture, les personnalités et les produits locaux. LetzAI est ainsi né pour combler cette lacune, en permettant à chacun de générer du contenu local…
Comment l’intérêt pour l’IA est-il né chez vous ? Quelles ont été les premières choses inspirantes que vous avez vues ?
Le moment décisif pour nous a été lorsque OpenAI a montré les capacités de DALL-E 2 en 2022. Un nouveau média était né. Comme beaucoup d’autres créatifs, on a d’abord été très intrigués par les nouvelles possibilités que l’IA générative semblait désormais offrir. Il ne nous a donc pas fallu longtemps pour comprendre que cette technologie allait changer l’industrie créative pour toujours. Au cours des mois qui ont suivi, on a passé beaucoup de temps à essayer de comprendre en profondeur l’impact de ce nouveau média et ce qu’il signifiait pour notre industrie. Au fil du temps, on a constaté de plus en plus de lacunes et de promesses non tenues de la part d’autres entreprises spécialisées dans l’IA. C’est donc à partir de ces défauts qu’est née l’idée de LetzAI : on était contrariés par le fait qu’aucune des plateformes d’IA existantes n’étaient capables de générer des choses locales – luxembourgeoises. Ensuite, c’était assez facile de voir que le Luxembourg n’était pas le seul à avoir ce problème. En fait, l’incapacité des grands systèmes d’IA à générer du contenu de niche est un problème mondial et, avec LetzAI, nous avons entrepris de le résoudre, d’une manière qui ne porte pas atteinte à la marque !
Quel est le modèle économique de LetzAI ?
LetzAI fonctionne actuellement sur un modèle d’abonnements à tiroirs. À la base, la plateforme est surtout un outil créatif qui permet de donner vie à des idées grâce à un large éventail d’applications. Au fur et à mesure que la qualité et la cohérence de l’outil s’améliorent, on constate un intérêt et une demande accrus de la part de grandes entreprises comme PUMA, Walmart ou encore Sloggi pour notre technologie. Toutefois, en regardant vers l’avenir, nous voyons LetzAI comme bien plus qu’un simple outil : on voudrait la voir devenir un nouveau média social, qui offre un tout nouveau moyen d’exposition aux créateurs et aux marques. Pour tester cette vision, nous avons d’ailleurs récemment commencé à offrir nos premières opportunités publicitaires aux marques à travers notre section « Featured Models ».
Quels sont vos domaines d’application privilégiés, notamment en matière de lifestyle ? La mode, par exemple, est-elle un secteur précurseur ?
Tout à fait ! Selon notre expérience, les marques de mode et lifestyle plus généralement sont des adeptes de la première heure. Elles comprennent le potentiel de la génération rapide et abordable d’images de produits, de personnes et de différents styles, car c’est quelque chose pour lequel elles dépensent énormément d’argent. L’une des applications les plus recherchées est l’essayage virtuel, par exemple. En quelques secondes, les utilisateurs peuvent créer des images d’eux-mêmes portant une tenue spécifique et peuvent ainsi visualiser instantanément ce que cela donne avant même d’avoir touché un seul article… Cela crée un lien immédiat que nous avons déjà vu à l’œuvre : Misch a fini par acheter une veste après avoir fait ce test sur LetzAI ! Ce type d’interaction est super amusant en plus : il change la donne en matière d’engagement des utilisateurs et de création de contenu. Nous pensons que cette technologie est un nouveau média qui est déjà en train de remodeler, entre autres, la façon dont les gens font et vont leurs achats en ligne.
Quelles sont les limites de l’IA ? LetzAI a-t-il des limites que d’autres n’ont pas ?
L’un des plus grands défis de l’IA est de trouver des ensembles de données de haute qualité, en particulier pour les contenus de niche dont on te parle. De nombreuses entreprises récupèrent de grandes quantités d’images sur Internet sans consentement, ce qui soulève des questions éthiques. Une fois que votre image ou votre marque fait partie de ces ensembles de données, il est souvent difficile d’en reprendre le contrôle. LetzAI adopte une approche différente et plus éthique : nous permettons aux utilisateurs et aux marques de télécharger leurs propres ensembles de données, ce qui leur donne un contrôle total sur leur contenu, y compris la possibilité de le supprimer à tout moment. Cela permet à chacun, qu’il s’agisse d’une personne ou d’une marque, d’être représenté dans l’espace IA tout en gardant le contrôle de ses données.
Cependant, cette approche s’accompagne de compromis : en donnant la priorité à l’éthique et au contrôle de l’utilisateur, il se peut que nous n’avancions pas aussi vite que nos concurrents qui prennent des raccourcis en ignorant ces normes…C’est un choix conscient et nous pensons que c’est la bonne façon d’instaurer la confiance et la transparence à long terme. Aujourd’hui, nous disposons déjà de l’une des plus grandes collections de contenus de niche sur l’IA et nous avons l’intention de mettre en avant notre leadership dans les années à venir.
« LETZAI EST NÉ POUR COMBLER UNE LACUNE EN MATIÈRE DE CONTENUS DE NICHE, EN PERMETTANT À CHACUN DE GÉNÉRER DU CONTENU LOCAL… »
Outre ce sujet des données, la complexité globale relative à l’utilisation des outils d’IA constitue une autre limite. Même si la technologie de l’IA a fait d’énormes progrès, ces outils ne sont pas toujours aussi intuitifs que les gens l’espèrent. C’est d’ailleurs un point sur lequel nous travaillons activement : on veut rendre LetzAI aussi convivial que possible. Cela dit, cette technologie n’en est qu’à ses débuts et n’arrive pas encore parfaitement à traiter certaines choses comme on le souhaiterait. On a par exemple esssayé d’incorporer l’identité de la brasserie Twisted Cat lorsqu’on a travaillé les visuels de Gabriel, mais certaines caractéristiques ne fonctionnaient pas. Très bientôt, ce ne sera clairement plus un problème par contre : l’IA évolue plus vite que tout ce que nous avons pu voir.
Que répondez-vous à ceux qui pensent que l’IA sera dangereuse à l’avenir ?
Bien sûr, il y a des préoccupations valables, comme la production d’images de personnes sans leur consentement. Mais ces problèmes ne sont pas nouveaux ; ils existaient déjà avec des technologies antérieures comme Photoshop, par exemple. Il est normal que les gens soient sceptiques et il est important de répondre à leurs inquiétudes par une éducation appropriée. L’histoire nous a appris que chaque grande technologie suscite des inquiétudes, en particulier lorsque les gens craignent qu’elle ne mette en danger leurs moyens de subsistance. Prenons l’exemple de l’appareil photo : lorsqu’il a été inventé, de nombreux peintres craignaient qu’il ne rende leur art obsolète. Mais au lieu de remplacer à jamais les peintres, il a donné naissance à de nouveaux mouvements comme le surréalisme…
La même chose s’est produite avec la technologie 3D au cinéma. Le premier film Tron, en 1982, s’appuyait sur des images de synthèse révolutionnaires lors de sa sortie, mais il a été exclu des Oscars dans la catégorie effets spéciaux parce qu’il était considéré comme une « tricherie »… Grâce à notre approche chez LetzAI, nous avons déjà résolu un grand nombre des problèmes que la plupart des gens rencontrent avec les outils d’IA créatifs. Nous pensons donc que ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’un nombre suffisant de personnes s’en rendent compte et s’adaptent à ce nouveau paradigme qui est là pour rester et évoluer.
Que souhaitez-vous pour l’avenir LetzAI ?
Nous voyons un avenir où les gens utiliseront l’IA dans différents environnements pour exprimer leur créativité et éventuellement monétiser leurs passions de manière totalement inédite. Dans cet avenir, nous voulons que LetzAI s’affirme comme l’un des principaux réseaux médiatiques d’IA qui rassemble les créateurs et les marques du monde entier.
Gabriel Boisante : l’IA oui, mais pas sans l’éthique luxembourgeoise
Dix ans après ta première couverture de Bold, on te propose de remettre le couvert, mais à travers l’intelligence artificielle de LetzAI, qu’est ce qui t’a poussé à dire oui ?
Déjà, le plaisir de pouvoir regarder dans le rétro ce qui s’est passé durant cette dernière décennie et voir l’évolution à la fois du magazine, qui m’avait alors laissé carte blanche pour réaliser une photo mémorable, qui reste une de mes préférées, et qui me propose aujourd’hui d’ouvrir un nouveau chapitre, pour les dix années à venir au moins ! En regardant ainsi en arrière, je ne me dis pas qu’on a vécu une révolution, mais presque, en ce qui concerne mon métier tout d’abord, avec le monde du bar, l’offre gastronomique et le lifestyle de manière plus générale. Je me permets de penser que notre groupe Mama Boys a fait une part de ce travail-là, aux côtés d’autres acteurs du secteur, pour proposer au Luxembourg une certaine fraîcheur et des établissements qui n’ont pas à rougir devant d’autres références situées dans des villes bien plus grandes. Il y a dix ans, on se disait parfois « c’est bien pour le Luxembourg » alors qu’on reste tout de même une capitale européenne ! À l’heure actuelle, on a prouvé qu’on pouvait faire le taf. Je vois aussi trois temps forts : la transformation des habitudes de sorties au Luxembourg et l’émergence de concepts forts, puis la pandémie de covid-19 qui a été un gros temps d’arrêt et qui a, elle aussi, modifié les comportements ; et enfin les deux dernières années d’inflation forte qui nous obligent à travailler d’arrache-pied, plus que jamais, pour maintenir nos exigences en matière d’hospitalité…
Les dernières années sont aussi marquées par l’émergence dingue de l’intelligence artificielle : quel est ton rapport avec l’IA ? Tu l’utilises déjà dans le cadre de ton travail ?
Je pense qu’à ce stade, l’IA offre aux entrepreneurs une aide logistique assez précieuse pour certaines tâches, tout en nous donnant une impression de vertige quant aux limites de son utilisation. L’outil progresse de jour en jour de manière absolument spectaculaire et ce que cela donne aujourd’hui est déjà fou par rapport à la première discussion que j’avais eue avec un ami qui venait de découvrir la genèse d’image à travers quelques instructions… Le mec m’avait montré une photo de J.Lo habillée en Cléopâtre et regardant les Alpes depuis un avion. Très niche au niveau du fantasme, mais soit… Tout cela pour dire que j’étais déjà impressionné par la puissance potentielle de l’outil, et aujourd’hui celui-ci fait évidemment partie de la gestion de notre groupe, qui continue à croître, pour la traduction par exemple ! On a une clientèle très multilingue et les besoins en matière de traduction sont constants, l’IA nous aide beaucoup à y répondre. Nous avons aussi effectué des tests pour du contenu textuel. Enfin, elle nous aide aussi à avoir une compréhension accrue des retours de nos clients en travaillant sur les commentaires, les notations en ligne sur différents aspects de leur venue dans tel ou tel établissement… Le tout étant dirigé vers la finalité première du métier qu’est l’expérience client, avec un investissement en ressources plus efficace.
Si certains ont peur pour leur métier, d’autres pensent que c’est une peur compréhensible, mais injustifiée. Misch et Karim parlent d’une nouvelle forme de créativité, à l’image de l’apparition de la photographie. Où te situerais-tu par rapport à cela ?
Je m’aligne volontiers avec ce qui disent Karim et Misch : c’est l’émergence d’un nouvel outil. Lorsqu’on a commencé à poster nos photos sur Instagram, les photographes ont eu peur pour leur activité, mais ils sont toujours bien là ! Bien sûr, je pense qu’il va y avoir une sorte d’écrémage dans certains secteurs, mais la notion de rendu est toujours aussi importante. Prenons l’exemple de la traduction encore : il est indéniable que la rapidité de l’IA dans ce domaine la rend très séduisante ; mais il faut aussi se dire qu’elle va faire émerger de nouvelles tâches et de nouveaux métiers : la relecture, le contrôle, l’interprétation, le paramétrage…
« LA MORALE N’A PAS DE PRIX, MAIS ELLE A UN COÛT »
Je comprends que certains créatifs flippent un peu quand ils voient des solutions qui génèrent des logos en à peine dix secondes, mais je sais aussi qu’après avoir fait le test avec Twisted Cat, pas un outil de ce genre n’arrivait à la cheville de ce qui a été réalisé par un créatif professionnel pour nous, en termes de sensibilité et de rendu ! Par contre, là où l’IA va être utile, c’est qu’une fois l’identité intégrée, on peut faire des simulations de packagings, d’étiquettes et autre assez rapidement et ainsi pouvoir être très réactifs lors de la sortie d’un nouveau produit par exemple…
LetzAI revendique une certaine vertu en matière de propriété des images générées, même si cela implique une évolution moins rapide de l’outil. Une décision à l’image du Luxembourg et de ses acteurs économiques ?
Je dirais plutôt que c’est une décision qui se rapproche fortement de l’ambition et de l’idée que j’ai du Luxembourg. La propriété des contenus est évidemment une problématique cruciale lorsqu’on parle d’intelligence artificielle et il faut faire très attention à ce que cet aspect soit bien géré et régulé, notamment par le législateur, pour éviter tout un panel de problèmes liés à l’usurpation d’identité et de valeur. Dans un contexte actuel où la morale semble s’effriter un peu plus chaque jour je trouve que c’est une décision vertueuse et lourde de sens social. La morale n’a pas de prix, mais elle a un coût, que certains, heureusement, sont prêts à payer.
Que peux-tu souhaiter à LetzAI pour le futur ?
S‘ils arrivent à me transformer en super-héros, je ne me fais pas trop de souci pour eux !
Cette cover interview est également à retrouver dans le Bold Magazine #88, à lire en ligne ici!
Un concentré de news culture, de bons plans lifestyle, de reviews et d’exclus en une newsletter BOLD chaque mercredi ? C’est en un clic avec ce lien !