Rohff, rappeur en mode linguiste
Vous dites parfois que vous êtes “en mode” déconfinement ou encore “en mode” repos ? Vous ne le savez pas forcément mais si l’expression est couramment utilisée par les hommes politiques, les journalistes et le grand public, c’est probablement grâce au rappeur Rohff.
Extrait de son album Au-delà de mes limites, sorti en 2005 et vendu à environ 300 000 exemplaires, En Mode fut un énorme tube. Tout au long de ce titre construit autour d’une anaphore, le rappeur de Vitry-sur-Seine explique être “en mode gros son”, “en mode studio” ou encore “en mode automatique”.
“Ça a marqué les esprits au point de rentrer dans le langage courant. J’ai déjà vu des images de l’Assemblée nationale, de présidents ou de ministres le dire”, raconte Rohff, qui n’hésite pas à qualifier sa trouvaille d’expression “la plus contagieuse des vingt dernières années”. “C’est une forme de reconnaissance”, insiste l’artiste de 43 ans, Housni Mkouboi pour l’état-civil.
“Ça montre que rien n’est impossible. Moi, c’est (la série animée japonaise) Goldorak qui m’a appris à parler français”, précise ce natif des Comores arrivé en France à l’âge de 7 ans. “Il fallait me mettre au niveau très vite. J’étais un peu gêné, les gens se moquaient de moi. J’avais envie de ramener de l’école des bons points et des billets de satisfaction pour ma mère. Ça te donne un penchant pour la langue”.
Sa plume, reconnue et saluée par la critique, a permis à Rohff de devenir un des rappeurs les plus populaires de sa génération, avec près de 2 millions d’albums vendus. Et de créer de nombreuses expressions, devenues très populaires parmi les fans de rap et au-delà.
“Force de frappe”
En 2005, avec son tube “Ça fait plaisir”, de nombreux jeunes se sont ainsi mis à dire “ça fait zizir” quand ils étaient heureux. Autre exemple, le mot “zumba”, à la base une danse proche du fitness, qui est devenu dans la bouche de Rohff, puis dans celles de critiques musicaux, un moyen efficace de qualifier la pop urbaine à la mode. “Il faut prouver que la langue n’est pas limitée aux mots du dictionnaire et se renouvelle. Quand t’es Français, t’habites cette langue. C’est mon métier de parler au public, de les toucher avec mes métaphores, mes expressions”, analyse Rohff.
“Le rap et la chanson en général nous offrent une trace écrite des mots employés dans la rue”, analyse Aurore Vincenti, spécialiste du rap et des évolutions de la langue française. “C’est une musique qui a une énorme force de frappe, sa popularité garantit une diffusion extrêmement large à cette langue qu’on avait tendance à localiser dans certaines banlieues”, ajoute la linguiste en notant que de plus en plus d’expressions venues du rap se démocratisent chez les jeunes comme “gros” (synonyme de “mec”), “OKLM” (“au calme”) ou “moula” (“argent”).
Le Dictionnaire historique de la langue française du Robert a ainsi intégré l’expression “en mode”, sans toutefois que Rohff en soit crédité et avec une étymologie lorgnant plutôt vers les modes informatiques.
Créativité
“Ça m’est venu vers 1993-1994 en jouant au jeu Streetfighter sur Nintendo. Je voulais tout le temps gagner et je jouais avec les différents modes de jeu: mode hard, etc…”, assure pour sa part le rappeur du Val-de-Marne, qui ajoute ne “jamais avoir entendu l’expression” avant d’en faire un morceau. L’étymologie “n’est pas une science exacte”, rappelle Aurore Vincenti pour qui, créateur ou non, Rohff “a très certainement contribué à populariser et diffuser largement cette expression”. Pourquoi autant de jeux et d’innovation chez les rappeurs ?
“Il y a plus de créativité avec la langue dans les milieux populaires que dans les milieux bourgeois ou élitistes, où on a tendance à reprendre et corriger les enfants qui s’expriment hors du cadre du grammaticalement correct”, avance la linguiste. Et ces milieux privilégiés, Rohff, comme la majorité des rappeurs, a réussi à les toucher avec ses mots.
“Une fois j’ai reçu une lettre de quelqu’un qui vient d’une famille de grands fleuristes français, la haute bourgeoisie, il m’avait même envoyé une photo de leur domaine”, se rappelle l’artiste. “Les opposés s’attirent et j’ai toujours trouvé ça drôle”, ajoute-t-il, “nous on était attirés par la lumière et ceux qui sont dans la lumière sont attirés par l’obscurité”.