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“Tout devait disparaître” : qui voulait la peau des époux Kayser-Paulus ? 

Texte : Fabien Grasser

En septembre 1910, un couple est sauvagement assassiné à son domicile d’Esch-sur-Alzette. Dans Tout devait disparaître, le journaliste et historien Jérôme Quiqueret relate scrupuleusement ce fait divers qui met en émoi un Luxembourg marqué par de profonds changements liés à l’industrialisation. Le livre plonge le lecteur dans le quotidien des ouvriers étrangers qui font figure de premiers suspects. Pendant de longues années, l’enquête néglige les faits et s’égare dans le dédalle des querelles idéologiques entre conservateurs catholiques et un mouvement socialiste en plein essor. 

Ce livre donne tout de suite à voir, à entendre et à sentir. A l’aube du 14 septembre 1910, un jeune boucher italien frappe avec insistance à la fenêtre d’une maison de la rue d’Audun, dans le quartier de la Grenz, à Esch-sur-Alzette. Ses coups restent sans réponse, il enjambe le portail, pénètre dans l’habitation où la fumée âcre d’un incendie étouffé le prend à la gorge. Il y découvre le corps sans vie de Françoise Kayser-Paulus. A quelques pas, git celui de son mari Henri. Les proches appelés sur place constatent l’inéluctable : le couple de quinquagénaires a été trucidé durant la nuit. Quand gendarmes puis magistrats arrivent sur les lieux, une foule compacte et bavarde se presse devant cette adresse connue où les époux Kayser-Paulus tiennent un café et un commerce de charbon. La rumeur populaire attribue le double meurtre à un proche, quelqu’un qui savait que la porte arrière de la maison n’était jamais verrouillée, quelqu’un qui savait que ses occupants y conservaient de belles sommes d’argent. 

Au fil des jours, ces faits à même de guider l’enquête vont pourtant céder le pas à une intense querelle idéologique dans une ville et un pays en plein bouleversement. Les mines et la sidérurgie transforment l’économie, les paysages et bien évidemment la démographie. Des milliers d’ouvriers étrangers, Italiens surtout, affluent dans le fief industriel du pays. Leurs conditions de vie sont souvent misérables et précaires. Les familles s’entassent dans des logements exigus dans des quartiers comme celui de la Grenz. Le mouvement socialiste, en essor depuis le début du XXesiècle, gagne en force à la faveur de cette prolétarisation. Et en 1908, Esch-sur-Alzette devient la première ville socialiste du pays. De nouveaux journaux font leur apparition et relaient leurs positions face au camp conservateur et catholique qui s’exprime dans le Wort, le quotidien de l’Eglise.

Jérôme Quiqueret devant l’immeuble qui a remplacé la maison des époux Kayser-Paulus après sa démolition en 2009, à Esch-sur-Alzette. (Photo : Fabien Grasser)

Raconter l’histoire “des oubliés”

Pour ce dernier, l’affaire semble limpide : le ou les auteurs du crime sont à chercher parmi les ouvriers étrangers pervertis par les théories anarchises et socialistes qui pullulent dans les cafés de la ville. Au banc des accusés figure aussi la laïcisation de l’enseignement alors que se prépare la grande loi scolaire de 1912. Le crime s’invite jusque dans les conseils communaux d’Esch-sur-Alzette et dans les travées de la Chambre des députés.

« L’idéologie aveugle à la fois les enquêteurs et les médias, les catholiques conservateurs comme les socialistes », raconte Jérôme Quiqueret. « Il y a un discours syndical et progressiste qui invite les ouvriers à ne pas se satisfaire de leur condition, tandis que l’Eglise catholique avait tendance à les inciter à accepter leur sort s’il voulait être admis au ciel », poursuit l’auteur, rencontré dans un café d’Esch-sur-Alzette, à quelques pas seulement de l’endroit où se dressait la maison des Kayser-Paulus en 1910.

Plus encore que cette grande histoire, c’est celle des « des oubliés » que veut raconter Tout devait disparaître : « Le meurtre des Kayser-Paulus est un prétexte pour s’inviter dans les rues, dans les maisons, dans les têtes – là où l’histoire officielle ne s’aventure jamais – et rencontrer ces anonymes qui n’intéressent le pouvoir que comme suspects ou témoins », écrit Jérôme Quiqueret. Au fil des 476 pages du récit, on croise des ouvriers italiens, des commerçants ou des politiques locaux. On traverse aussi la Première Guerre mondiale et son lot de privations imposées par l’occupant allemand. Et puis il y a les femmes « dont le rôle dans la société gagne en importance. Elles font le lien entre les différentes couches sociales et commencent à remettre en cause la domination masculine, comme ces ouvrières qui repoussent les fonctionnaires de police quand ils ont des gestes déplacés à leur égard ». 

La maison des époux Kayser-Paulus photographiée par les gendarmes quelques heures après le double meurtre intervenu dans la nuit du 13 au 14 septembre 1910.

Une chronique instructive

Pour rapporter le plus fidèlement ces existences, Jérôme Quiqueret a renoué avec sa passion des archives, patiemment épluchées pendant près de 10 ans. Historien de formation et journaliste de profession, il a scrupuleusement collé aux faits, à commencer à l’épais dossier judiciaire toujours conservé. Tout devait disparaîtren’est cependant pas un aride essai historique, ni un roman où l’auteur exploiterait des éléments factuels pour laisser libre court à sa fantaisie. « Le mot récit me convient assez bien pour définir ce travail, c’est une enquête dans le passé. » Narrée en de courts chapitres, appelés « fragments », l’histoire embarque le lecteur au fil de l’enquête, de ses errements et doutes. Des photos d’époque rythment une chronique instructive.

« Cette affaire enseigne beaucoup de choses sur la construction du pays, sur les rapports sociaux, sur comment s’est faite la ville d’Esch », dit Jérôme Quiqueret. Les Kayser-Paulus sont à la croisée d’un monde qui disparaît et d’un autre qui apparaît : « Ils savent s’adapter et entretiennent probablement de bonnes relations avec les immigrés italiens. Henri a changé de métier pour devenir cafetier et vendre le charbon dont tout le monde avait besoin. Sans doute, Françoise voulait aussi profiter de ces changements et l’on voit qu’elle n’était pas très bien dans son couple, au contraire ce qu’écrivait les journaux. »

Quand neuf ans après les faits, l’assassin est enfin débusqué, jugé et condamné, ces mêmes journaux se font bien plus discrets et ravalent leurs postures idéologiques. Car au bout du compte, c’était bien la rumeur populaire qui avait vu juste. 


Tout devait disparaître. Histoire d’un double meurtre commis à Esch-sur-Alzette à la fin de l’été 1910. Jérôme Quiqueret. Editions Capybarabooks. 25 euros.