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Un roman sous forme de newsletter : le pari réussi de Charlotte Moreau

Interview : Sarah Braun

Charlotte Moreau est une pionnière. Elle est de celles qui, à la fin de la première décennie du XXIe siècle, révolutionnaient l’internet avec un blog (souvenez-vous, Balibulle). Ex-journaliste du Parisien devenue autrice indépendante depuis plusieurs années, elle chamboule depuis un trimestre le monde de l’édition, en publiant chaque mois un nouveau chapitre de son dernier livre, Glory Box, sur la plateforme française Kessel. Un ovni littéraire joyeux et épatant, dans lequel elle raconte les coulisses de quinze années de reportage people. Nous l’avons rencontrée pour parler de son livre et évoquer ces toutes nouvelles pratiques d’écriture.

Comment vous est venue l’idée d’écrire un livre sous forme de newsletter ?

Pour moi, écrire est toujours un calcul acrobatique entre la matière sur laquelle j’ai de l’énergie et de l’envie pour écrire, le temps que ça prend, et – à cause justement du temps que ça prend – la manière dont je rémunère ce temps. Et la question est d’autant plus légitime quand tu es autrice de métier : tu passes ton temps à évaluer la manière dont tu rétribues le temps nécessaire pour écrire. Rédiger un manuscrit est une activité chronophage et non lucrative : j’avais ce projet en tête depuis 2019, mais je savais que je ne disposais pas du temps nécessaire pour explorer tous les thèmes en profondeur et y prendre du plaisir. J’aurais passé mon temps à répéter : tu ne vas pas assez vite ! Qui plus est, un manuscrit est très mal payé, quand bien même tu frappes à la porte de la maison d’édition la plus prestigieuse. Je n’avais pas renoncé à mon projet, mais je restais dans une impasse. Trois années se sont ainsi écoulées. Au mois d’avril, un de mes amis, ancien rédacteur en chef de presse magazine, me contacte. Il venait de rejoindre l’équipe de Kessel (inspiré du succès outre-Atlantique de Substack) et me dit « il y a un truc à faire en France, en évitant tout le côté mastodonte, impersonnel. On sera une petite équipe indépendante, on partira à la recherche des auteurs, on les aidera à se mettre en contact les uns les autres, mais surtout on leur proposera un outil qui leur permettra d’exposer leur travail au-delà de leur propre communauté. Tout cela se finançant, bien sûr, grâce à un contenu payant pour les lecteurs.

Vous êtes immédiatement convaincue par le concept ?

Pas du tout ! J’ai paniqué tout de suite. Je lui ai répondu que l’idée était géniale, mais que les gens n’étaient pas prêts pour ça. Je suis journaliste au elle.fr ; j’écris pour la partie payante du site, et je dois tout le temps me justifier là-dessus : pourquoi le web est payant à présent, on a trahi l’esprit, internet doit rester gratuit, etc. Qui plus est, rendre ma newsletter existante payante revenait à revenir sur le contrat de lecture avec mon audience, et ça c’était tout simplement hors de question. Et puis, quand vous voulez relayer un message de manière puissante et impactante, il faut que le contenu soit gratuit, sinon ça ne fonctionne pas. J’étais vraiment loin d’être convaincue. 

Pourtant, l’idée a continué de faire son chemin. J’ai commencé par accepter de déménager ma newsletter gratuite, car le service chez Kessel était gratuit (contre Mailchimp, 60 euros par mois), et leur ai proposé de créer une newsletter payante à partir d’un contenu que j’aurais de toute façon fait payer par ailleurs. Et ce contenu que j’avais et que je n’exploitais pas, c’était ce projet de livre qui dormait depuis trois ans au fond d’un tiroir. D’un seul coup, ça solutionnait tout : j’avais une proposition inédite qui me permettait de me lancer avec Kessel. On m’avait reproché que mon idée soit trop « niche » : aucun souci, il suffisait que 200 personnes s’abonnent à cette nouvelle newsletter pour que ce soit suffisant, et même largement plus rentable qu’une édition papier traditionnelle. Ce n’est pas un projet qui me permet de vivre, évidemment, mais c’est un complément de salaire suffisant pour que je puisse me permettre de l’intégrer dans mon temps de travail, sans que cela ne me pénalise financièrement. J’avais vraiment tout à y gagner.

Et ce d’autant plus que cela vous permettait de mener à bien ce désir de livre…

Oui, exactement, j’étais vraiment convaincue par mon idée. La maison d’édition avec laquelle j’étais en pourparlers en 2019 m’avait reproché de ne pas être assez connue pour publier un livre sur mes années de reportage people, que ça aurait été intéressant si ça avait été une personnalité qui écrivait ce livre. Or, justement, je trouvais que tout l’intérêt de mon projet était justement d’avoir un regard un peu de biais sur ce milieu, sur ce métier, ce qui n’est pas possible si tu accèdes toi-même à un certain niveau de notoriété. 

Est-ce que le manuscrit de Glory Box est déjà écrit dans son intégralité ? À moins que vous n’avanciez chapitre par chapitre ?

Quand j’ai annoncé le projet, certains de mes amis m’ont demandé de leur envoyer le manuscrit complet avant de le publier mois par mois. Je leur répondais : mais il n’est pas écrit !

Je me suis lancée en ayant, en gros, une dizaine d’idées de chapitres, sans forcément savoir ce que j’allais mettre dedans. Je savais également ce que je voulais en temps de lecture et donc en temps d’écriture. Pour être sûre d’aller bien en profondeur dans chacun des thèmes que j’aborde, j’essaye de me mettre à travailler la veille ou le jour de publication du chapitre précédent. Je m’efforce de rester dans cette dynamique pour ne pas écrire à l’arrache, pour avoir le temps de laisser décanter le texte. Laisser aussi aux souvenirs le temps de remonter, ce n’est pas rien de se replonger dans ces quinze années. J’ai aussi besoin de fouiller dans mes archives. Ces temps de non-écriture sont essentiels pour aller au fond des choses et pour les laisser avancer, même quand tu n’écris pas. J’y crois beaucoup. C’est un travail hyper inconscient : quand j’ai des morceaux de phrases qui viennent, j’arrête tout et j’écris. Mais il y a aussi des trucs qui vont venir de manière totalement inconsciente, qui ne vont resurgir que lorsque tu es devant ton ordi, mais c’est grâce au temps que tu as laissé passer que ça vient !  Je sanctuarise trois ou quatre jours par mois, idéalement un par semaine, pour avoir le temps d’y revenir et d’approfondir par strates.

Il y a un côté vertigineux dans le fait de se lancer, de dire aux gens : vous allez me faire confiance, on va se retrouver tous les mois et ça va être chouette. 

Dans quel genre littéraire classez-vous Glory Box ?

Je dirais qu’il relève du journalisme narratif, qui est plutôt une tradition américaine, même si, en France, on y vient aussi, avec des auteurs comme Emmanuel Carrère ou Mathieu Palain. Je dirais journalisme narratif parce que je raconte les à côté, les coulisses de mes rencontres avec certaines personnes, sur lesquelles je n’avais jamais pu en dire davantage jusque-là. Le moindre détail est réel, ce qui donne parfois lieu à d’intenses séances de brainstorming, qui m’amènent à laisser certaines anecdotes de côté, si je ne peux pas les restituer assez finement. Et puis, il y a aussi le fait d’utiliser la 1re personne du singulier, d’évoquer mes méthodes de travail, mes doutes, mes échecs, tout le côté « making of » sur chaque thème. 

Votre titre est inspiré du titre de Portishead ?

Oui, mais j’ai mis un temps fou à trouver le titre du projet. Quand je l’avais proposé à une première maison d’édition en 2019, ça s’appelait « Petit reporter ». Ça m’amusait parce que j’avais l’idée du grand reporter du genre Élise Lucet, ou sur le terrain, en gilet par balles. Moi je faisais tout l’inverse, en fait : je n’étais pas là pour faire éclater des scandales ni pour demander des comptes aux puissants. J’étais super jeune, inexpérimentée, super inhibée, même. Quand j’ai parlé de ce projet à Kessel, eux m’ont fait remarquer que ce titre avec un petit côté PQR (presse quotidienne régionale, ndlr.) qui ne collait absolument pas avec le fait que je parle de célébrités. Finalement, ce n’est que la veille du jour où j’ai annoncé la sortie de ce roman dont un chapitre serait publié chaque mois que j’ai trouvé ce titre. Je ne voulais pas qu’il soit en anglais parce que je savais que certains titres de chapitres risquaient de l’être aussi. Et je ne voulais pas d’une bouillie franglish ! En revanche, j’aimais bien l’idée d’un titre qui soit une référence à un film, une musique. Du coup, je cherchais un titre qui évoque à la fois le côté glamour et paillettes de la célébrité, mais aussi l’hystérie et le côté absurde à tout ça. À un moment, je commence à taper « celebrity », « glory » et là, paf, « glory box » ! C’était parfait. J’avais tout ce que je cherchais le petit côté glitter mélancolique, comme le dit une de mes copines. J’aimais cette idée d’un truc désenchanté, sans pour autant aller vers quelque chose de plombant, ce truc à la fois sublime et triste. Finalement, c’était un titre qui allait parler à beaucoup de gens, qui pouvait être interprété de différentes façons et qui rassemblait toutes les thématiques que je voulais mettre dans ce projet-là. Le match parfait.

Un roman publié chapitre après chapitre, comme un roman-feuilleton : est-ce pour vous la nouvelle façon de consommer la lecture ? 

Je pense, oui. Il y a quelques semaines, j’écoutais une interview de Maria Pourchet sur France Inter, et qui disait que, pour elle, la question du support était déjà dépassée, que tout ce qui l’intéressait, c’était le fait de lire, peu importe le format, l’objet. Le livre classique n’est pas en danger, il y a toujours cet amour du papier ; c’est, je crois, un marché en relativement bonne santé. 

Après, il y aura toujours des gens qui seront rebutés et qui ne te suivront pas sur ce format. Mais j’ai eu pas mal de retours positifs. Des personnes qui me disent que ces rendez-vous mensuels, cette nouvelle façon d’appréhender la lecture, de manière fragmentée, était en train d’impacter leur façon de lire, dans le sens où, plutôt que de binger un seul livre, ils vont piocher çà et là dans différents ouvrages. Personnellement, je pense que les deux peuvent carrément coexister, il y a de la place. Ça permet plus de liberté, d’avoir le choix. De plus en plus, quand tu proposes un nouveau livre aux gens, ils te répondent : oh la la, ma pile à lire déborde déjà, non merci. En revanche, si je choisis l’option de leur envoyer un chapitre par mois, peut-être que je peux rentrer dans leur liste de lecture déjà bien chargée, justement grâce à cette nouvelle manière de diffuser le texte.