Le Magazine
Bold#53
CRISE DE PASSÉISME AIGUË
J’ai longtemps redouté le jour où j’allais commencer à regretter le passé. Par peur de me dire
que j’étais en train de vieillir, mais aussi par crainte de céder à la tentation du « C’était mieux avant ».
Petite phrase que nous avons tous entendue au moins une fois de la part de nos parents
ou grands-parents, et en face de laquelle nous réagissions avec un peu de condescendance,
nous muant alors en progressistes du dimanche devant ces vieux conservateurs has been. Chaque
génération voit naturellement la période de son enfance et de son adolescence comme une sorte de
madeleine de Proust. Pour la plupart d’entre nous, c’est une période d’insouciance qui explique, en
partie, l’attachement que nous éprouvons à l’égard de l’imagerie que nous gardons de ces instants.
Au moment où j’écris ces lignes, nous sommes en plein préparatifs de notre Summer Party
Vol.2, une soirée placée sous le signe des nineties. Voici donc, pour moi, le moment de me
laisser envahir par la nostalgie. La trentaine approchant à grands pas – cette année pour
être honnête –, je me retrouve dans la peau de ceux à qui j’ai pu reprocher une mélancolie
du présent. Comme certains d’entre vous, j’ai grandi dans les années 90, une époque qui
a notamment marqué l’appropriation par tous d’une culture profondément pop, en même
temps qu’un désir partagé de simplicité. Au temps de Friends, de l’explosion de la pop indé,
de la démocratisation du rap ou encore des facéties de Tarantino – on pourrait évidemment
continuer à faire une page entière de références aux nineties –, notre consommation
des plaisirs de la vie n’était en effet pas aussi frénétique qu’à l’heure actuelle.
Les baladeurs CD déformaient les poches de nos vestes en jeans, à force d’écouter en boucle
les albums des Spice Girls – oui j’assume parfaitement cette référence musicale – et nos VHS ne
passaient plus après notre enregistrement de Retour vers le Futur par-dessus l’enregistrement
d’un enregistrement… Alors évidemment, personne aujourd’hui ne va se plaindre d’avoir accès
à des dizaines de milliers de titres en streaming sur son smartphone, ou d’avoir la possibilité de
mater des centaines de films et séries sur Netflix. Seulement voilà, le plaisir est-il le même dans
une démarche où la surconsommation des biens culturels est devenue une norme ? La culture
n’est évidemment pas la seule concernée. Comment ne pas évoquer également notre rapport à
l’amour et ces applications qui nous permettent de choisir nos relations comme sur un catalogue
Ikea. Ou encore la profusion de vidéos dispo’ sur Pornhub et autres plateformes bien connues,
qui font le plaisir des amateurs du genre. Il est en effet bien loin le temps où La Redoute
et Les 3 Suisses constituaient un objet de fantasme pour la plupart des mecs de ma génération.
Enfin, c’est avant tout la dernière décennie de l’histoire épargnée par la démocratisation des
réseaux sociaux et de ce qu’ont engendré Facebook, Instagram et autres Snapchat sur notre
rapport à l’image et à ce que nous faisons de nos journées. À cette époque nous n’étions
en effet pas au courant de ce que prenaient nos potes au petit-déjeuner, ou de ce qu’ils
pouvaient faire pendant leurs vacances et ce n’était pas si mal. Sans doute étions-nous plus
occupés à profiter de l’instant à une époque où ces médias n’avaient pas encore vampirisé nos
vies. Exit les photos de pieds au bord de la plage, les clichés d’assiettes et tout ce qui entoure
les quotidiens pas toujours très intéressants de nos centaines d’« amis » virtuels.
Franchement, rien que pour ça, je me dis c’était bel et bien mieux avant.