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Deborah de Robertis, “Une Mécanique de la Censure”

Texte Godefroy Gordet
Photos: Filipe Ferreira
Deborah de Robertis

On apprenait il y a quelque mois l’annulation de Mémoire de l’Origine, l’exposition monographique de la Luxembourgeoise Déborah de Robertis, censée occuper les espaces du premier étage du Forum d’art contemporain entre le 26 septembre au 3 janvier. D’un conflit grandissant entre l’artiste (Déborah de Robertis), la commissaire (Bettina Heldenstein) et la direction du Casino (Kevin Muhlen et Jo Kox), l’exposition est annulée. Vif scandale au sein de l’art contemporain au Grand Duché, les papiers pleuvent, la presse tente de comprendre, certains critiques se réjouissent, d’autres partent en quête d’informations. Très vite Déborah s’empare de l’émulsion pour confier son point de vue aux médias nationaux, clamant à la censure.

Depuis sa performance au Musée d’Orsay en 2014, Deborah de Robertis a connu une visibilité hors norme au sein du domaine de l’art contemporain. C’est donc en toute logique qu’elle est invitée au Casino du Luxembourg pour y présenter son travail au sein d’une exposition monographique, censée se dérouler du 26 septembre au 3 janvier. Au début de l’été dernier, l’exposition est annulée sans qu’elle même n’en sache les raisons. Dans l’incompréhension la plus totale, Deborah se tourne vers plusieurs journalistes pour dénoncer les manières de faire du Casino et trouver, peut-être, des réponses à ses questions. Nous la rencontrons le 17 juillet dernier, quelques semaines après l’annonce de l’annulation de son exposition Mémoire de l’Origine.

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Deborah de Robertis. Photo Filipe Ferreira

  • Dis-moi ce qui s’est passé?

Le vernissage de mon exposition aurait dû avoir lieu le 26 septembre 2015 au Casino Luxembourg forum d’art contemporain. Elle est officiellement annulée par mail le 8 juin 2015 alors qu’elle figure dans la programmation du Casino depuis fin mars 2014. Cette annulation intervient deux jours après la réception par le Casino des films les plus explicites de ma proposition, films dont le Casino a financé la production sans les avoir vus. Le 8 décembre 2014, au moment de la commande formelle de l’exposition – validée entre autres par un contrat, un budget de 70.000 euros et un paiement de 10.000 euros pour produire 2 projets vidéo composés de 17 pièces – le Casino n’avait vu que trois vidéos datant de 2008. Et cela très peu de temps après ma performance très largement médiatisée au Musée d’Orsay du 29 mai 2014.

  • Pour quelle raison ont-ils annulé l’exposition?

Après la réception par le Casino des films les plus explicites, l’exposition a été annulée par un simple mail qui selon le Casino acte une fin de collaboration, exposant des motifs d’annulation qui sont pour moi plutôt obscurs. Ils parlent de “problèmes de communication” et de “risques qu’ils auraient pris en m’invitant”. J’ai donc demandé des précisions, que je n’ai pas eues. J’ai demandé qu’ils prennent position officiellement mais cela n’a pas été fait et ils ont rompu toute communication avec moi du jour au lendemain, après des longs mois de contact journalier et de travail ensemble. Je les ai contactés par le biais de mon avocat mais leur décision était non discutable, catégorique et définitive.

Là, j’ai appris qu’ils ont engagé un cabinet d’avocats Arendt & Medernach qui est entré en contact avec mes avocats qui sont Arsène Kronshagen au Luxembourg et Tewfik Bouzenoune en France (avocat à la cour).

  • Pourquoi mobiliser la presse?

J’aimerais avoir la possibilité d’affirmer une chose sans que cela soit réduit ou occulté, amoindri ou déplacé dans la sphère de l’affectif comme ont déjà essayé de le faire certains média dans les articles actuels, en utilisant systématiquement le verbe “sentir” pour retranscrire mes positions: je ne me suis pas sentie censurée, j’affirme l’avoir été et je décortique l’emprise de cette censure insidieuse lors de ma conférence de presse. C’est mon droit d’affirmer une position et le Casino affirmera la sienne. Il est important de comprendre qu’il s’agit ici d’une mécanique insidieuse et complexe qui s’est amplifiée jusqu’à la censure de toute une exposition. Le Casino dit bien n’avoir jamais annulé d’exposition jusqu’ici et heureusement pour eux car cela ne fait que souligner la gravité d’une telle prise de décision qui se situe bien au delà des problèmes de divergences de points de vue, dans lesquelles je refuse de rentrer.

  • Que t’ont-ils proposé au départ?

Ils m’ont donné carte blanche. Dans un premier temps, il faut savoir que la curatrice de l’exposition, n’a jamais organisé d’exposition et est soudainement “improvisée” curatrice. Evidemment cette approche d’une grande légèreté a dès le départ mis en danger l’exposition.

  • Tu n’as pas eu de rapport avec le directeur du Casino?

Si bien sûr. Nous avons eu des échanges. Pour le reste, la curatrice m’a invité à boire un verre, elle m’a annoncé l’expo’ et on s’est lancé là-dedans.

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Francisca Do Rêgo (actrice) interprète de Camille Moravia, Deborah de Robertis, Laurette Massant (artiste), Photo: Filipe Ferreira

  • Tu avais prévu quoi pour cette expo’?

Le but de l’expo qu’ils m’ont proposé était de montrer l’ensemble de mon travail justement. Je devais le produire pour pouvoir l’exposer mais ensuite ils m’ont reproché de n’avoir rien vu. Nous avions fixé les dates de réception des projets ensemble mais ils ne les ont pas respectées et ont paniqué avant les échéances, comme si ils voulaient s’assurer du contenu car ils réalisaient qu’ils avaient fantasmé un travail qui n’était pas le mien et qui les dépassait complètement. Pour répondre concrètement à ta question: J’ai produit 21 photos, deux gros projets composés de 17 courts métrages. On était arrivé à un stade où les salles étaient définies, l’essentiel de la scénographie dessiné, les textes d’introduction rédigés.

  • Quel budget t’ont-ils donné pour ça?

Le budget était un problème. Au total, il y avait 70 000 euros pour l’exposition. Mais leur gestion du budget n’était pas claire. Ils ont mis 30 mille euros uniquement dans un seul des deux vernissages (sans compter les frais de communication) alors que nous étions deux artistes à faire le vernissage en même temps. Pendant que moi je devais batailler pour avoir l’argent suffisant ne serait-ce que pour un disque dur ou un ingénieur du son. J’ai été dans l’obligation de trouver de l’argent moi-même, alors que le budget aurait été suffisant. C’est pour y voir clair sur la question financière que j’ai fait intervenir Justin (son agent présent lors de cette interview, ndlr).

Je refuse de réduire ma plainte à un conflit superficiel entre le directeur artistique et moi, il s’agit ici d’un cas qu’il faut approfondir tant sur le plan juridique, financier et politique et qui implique le directeur artistique, le directeur financier, le conseil d’administration et le ministère de la culture et je leur demande de prendre position dans cette affaire. En effet, j’ai reçu un soutien financier de 25.000 € de l’ONS Grande-Duchesse Charlotte afin de m’aider à réaliser les oeuvres de l’exposition.

  • Quel était ton degré de liberté?

Mes positions avaient le statut d’ornement au même titre que mon sexe car si j’osais avoir un point de vue tangible sur la manière dont mon sexe doit être exposé, alors il y aurait problème de communication et bien sûr annulation. Le Casino avait recours à l’argument de “jeune artiste” ou “hystérique” et déplaçait ainsi mes positions intellectuelles systématiquement dans la sphère de l’affect. D’ailleurs ils continuent dans les média à adopter ce type de positions ouvertement sexistes ce qui évidemment pose problème dans l’exposition de mon travail et l’organisation d’une exposition. C’est courant et le fait que mon travail parle du point de vue du sexe féminin ne me rend ni coupable, ni victime mais objet d’une mise en abîme qui se joue et se rejoue. En 2015 ce n’est plus uniquement le sexe qui est caché mais le point de vue d’un sexe qui voudrait voir le monde avec ses propres yeux. Le sexisme c’est ça, et personne n’en parle dans les articles actuels, et pourtant je le dénonce.

  • A la conférence de presse il parlait déjà «d’une prise de risque», «d’un engagement de la part de la commissaire», et concluaient par «ce qu’il viendra après, c’est à l’artiste de le créer»…

Le risque ne se situe pas dans mon travail mais dans l’amalgame qui pourrait être fait si dans le cadre d’une exposition il serait mal présenté. Un exemple parlant est la résistance de la part du Casino pour employer des mots comme “arrestation” pour parler de ma performance au Musée d’Orsay, mots qui sont inhérents à ma démarche. Résistance également à dire que j’ouvre mon sexe et que je ne me contente donc pas de reproduire de manière mimétique la pose du modèle de Courbet. C’est cependant une nuance fondamentale dans mon travail qui mérite d’être inscrite dans une réflexion et non d’être occultée par l’institution qui expose l’ensemble de mon travail.

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  • Tu ne penses pas qu’il y ait prise de risque des deux côtés?

Non, le risque se situe dans l’amalgame sur la question du sexe et pas dans mon travail. Que ce soit clair. De plus; en tant qu’institution artistique, si on devait exposer uniquement les artistes qui ne bougent absolument rien dans le monde, tout cela serait bien triste. Mais le problème c’est que dès que je me mettais à réfléchir c’était la panique à bord. Le Casino aurait du être derrière moi et être en mesure d’expliquer ses positions.

  • Pour toi tout part de là?

Je ne sais pas d’où ça part et où ça ira mais je sais qu’il est intolérable qu’on annule ainsi une exposition d’Art. Je ne me suis pas introduite dans le Casino de force ils m’ont invitée. Ce que je sais c’est que pas mes positions intellectuelles étaient utilisées comme une position esthétique et pouvaient être accrochées au mur. Tout ce que je dénonce dans mon travail qui sont les raisons pour lesquelles je suis censée être invitée au Casino, ça s’est reproduit au sein même de cette institution. J’ai été mise dans une position d’objet marketing dans le sens où les enjeux de mon travail étaient systématiquement niés, incompris déplacés ou refusés, ce qui n’est rien d’autre que la tentative de l’institution de réduire à des détails ses efforts pour censurer tout ce qui dans mon travail devrait être mis en avant et assumé.

  • Où en était ton travail?

J’ai contacté plusieurs fois Kévin Muhlen pour lui expliquer que mon travail était prêt. On a rencontré des difficultés certes mais je pense qu’en tant que professionnels, ce qui est important c’est l’art. Il n’y a pas d’excuse à annuler l’exposition d’un artiste qu’on a invité à exposer.

  • Ton projet, il en est où maintenant?

Il existe.

  • Maintenant tu en es où? Tu vas la faire cette expo?

Il est important de faire la part des choses: Je ne porte pas plainte pour exposer mais j’ai recours à la justice car sur le plan juridique il y a des choses à régler. Le Casino doit prendre ses responsabilités à tout niveau, et je refuse de banaliser leur acte d’annulation à un “problème d’organisation, d’entente interpersonnelle ou de communication”. Les arguments avancés jusqu’ici ne sont pour moi que le reflet d’une approche superficielle de la question du sexe qui est mise en jeu dans mon travail. 

  • Cette chose là maintenant, fait part constituante de ton expo’, est ce que tu vas l’utiliser?

Aujourd’hui c’est une critique qui s’inscrit dans mon travail dans le sens où mon travail est de mettre en abîme tout ce que mon sexe met en mouvement. C’est mon travail, dans mes films, dans mes photos et cette mise en abîme n’a ni cadre ni limite.

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Photo Filipe Ferreira