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Écouter Venise avec Andrea Mancini et Every Island

Par Fabien Rodrigues / Photo : Alessandro Simonetti

Parmi les talents émergents de la jeune génération d’artistes contemporains luxembourgeois, Andrea Mancini est certainement de ceux qui savent impressionner leurs pairs et faire parler d’eux. Après une prestation très remarquée de son œuvre Minerals au dernier festival Multiplica des Rotondes, il a décidé de s’allier au collectif bruxellois Every Island pour proposer, ensemble, le projet A Comparative Dialogue Act dans la course prestigieuse à la Biennale d’Art de Venise. Une décision judicieuse et particulièrement pertinente avec le thème de cette 60e édition qui les amènera à occuper le Pavillon du Luxembourg dès le 18 avril prochain…

Une présentation anniversaire, mais aussi un des premiers grands rendez-vous avec la presse pour le nouveau ministre de la Culture, Eric Thill : voilà les enjeux particulièrement enthousiasmants que revêtait, le 23 janvier dernier, la présentation du prochain « Luxembourg Pavilion » au sein de la célébrissime Biennale di Venezia 2024 – qui se déroulera du 20 avril au 24 novembre. Un an jour pour jour après le lancement de l’appel à projets par Kultur | lx, en collaboration avec le ministère de la Culture et le Mudam Luxembourg, l’artiste Andrea Mancini et le collectif Every Island  y expliquaient donc en détail leur projet  A Comparative Dialogue Act, lauréat parmi les 22 candidatures recueillies. 

Lors de l’annonce de ce choix en mai dernier, le jury avait confié qu’il s’agissait « d’un projet remarquable, qui manifeste le nouvel intérêt, dans l’art contemporain, pour un développement collectif de scénarios et d’une ouverture permettant au public d’avoir une vue allant jusqu’au cœur de l’activité artistique, au plus près de ses productions. Une proposition loin d’être prétentieuse, qui en appelle de façon précise aux sens en présentant, pendant tout le temps de la Biennale ; un projet appelé à évoluer en continu et à s’élargir de proche en proche porté par des artistes représentatifs des forces vivaces ainsi que de la diversité sociale, culturelle et linguistique au Luxembourg, un pays en perpétuelle évolution et ouvert au changement ». Un jury présidé par la directrice du Mudam, Bettina Steinbrügge, et composé d’Adam Budak (Kestner Gesellschaft Hannover), Michelle Cotton (Mudam), Hélène Doub (Kultur | lx) , Hélène Guénin (MAMAC Nice), Stilbé Schroeder (Casino Luxembourg ) et de Joel Valabrega , curatrice pour les arts performatifs et les programmes publics au Mudam et qui s’est vue confier le commissariat de l’exposition.

Strangers eveywhere

C’est à ses côtés et au diapason de son enthousiasme assumé que les artistes ont ainsi pu dévoiler les détails de ce pavillon innovant et pionnier dans les arts numériques, et plus précisément dans les arts sonores, puisque c’est en effet le son qui y règnera en maître. A Comparative Dialogue Act y bousculera le concept établi d’auteur comme artiste individuel en présentant un ensemble d’œuvres où les artistes se dessaisissent de leur ego au profit d’une exploration approfondie de la créativité collective à travers le médium du son. Au gré d’un programme de résidences, déployé sur toute la durée de la biennale, le pavillon se transformera en espace de production, chaque démarche individuelle apportant sa contribution à une sonothèque partagée. Ces résidences d’artistes sont en l’occurrence confiées à quatre artistes issus d’une scène internationale très punk, queer et engagée : Bella Báguena (Espagne), Selin Davasse (Turquie), Stina Fors (Suède) et Célin Jiang (France).

Une pluralité internationale qui s’accorde parfaitement avec le thème plus général de cette 60e biennale, axée sur la tolérance et la notion d’accueil, prenant le sobriquet de « Foreigners Everywhere » – de quoi faire trembler les croyances politiques les plus nationalistes ! Eric Thill a d’ailleurs tenu à souligner son enthousiasme quant à cette thématique particulièrement pertinente pour l’équipe luxembourgeoise, alors qu’elle a été dévoilée bien après la sélection du projet… Il faut croire que c’était un joli coup du destin. Le ministre a d’ailleurs assuré de sa présence lors du vernissage du Luxembourg Pavilion et a salué chaleureusement le travail de Kultur l lx, qui œuvre pour la première fois comme institution coordinatrice principale de la présence grand-ducale à la Biennale di Venezia. Valérie Quilez, co-directrice de l’institution dédiée à la promotion internationale de la culture luxembourgeoise, félicitait d’ailleurs, elle aussi, l’intuition du jury, « qui semble avoir eu du nez ! ».

Une œuvre performative unique

Pour entrer un peu plus en détail dans le projet en question, on peut faire confiance à la curatrice du pavillon, Joel Valabrega, qui souligne en premier lieu le caractère performatif très niche de A Comparative Dialogue Act. Andrea Mancini et le collectif Every Island – fondé à Bruxelles en 2021 par Alessandro Cugola, Caterina Malavolti, Damir Draganic, Juliane Seehawer et Martina Genovesi – opéreront ainsi une transformation du pavillon en une œuvre activée permanente, qui fera appel non seulement à un corpus existant de sons, mais aussi à tout ce qui sera généré en temps réel et intégré à une bibliothèque  sonore de facto évolutive. « Nous voulons travailler autour des notions d’appropriation, de collaboration et même de comportement positivement parasitique », précise à ce sujet Andrea Mancini. Dans un monde ou l’individualisme et a compétition font rage, le projet présenté à Venise prend la route opposée et remet l’entente humaine au cœur de sa réflexion. L’hospitalité, le « faire avec autrui » et la mise à disposition des ressources en sont les valeurs cardinales. Comme le souligne Hélène Doub, responsable du département Arts Visuels chez Kultur | lx : «  On peut souffrir du rythme des autres, bien sûr, mais il est très possible de l’assimiler à son propre rythme et de vivre avec de manière tout à fait positive ».

Le pavillon est élaboré comme une infrastructure permettant la transmission du son, avec une technologie mobilisée de manière à développer une expérience locale de recherche sur la transmission de la connaissance et le concept de « work in progress ». La notion d’ouverture ne renvoie pas ici à l’absence de limites, mais bien à l’appropriation de « l’autre » évoquée plus tôt et à sa contribution à des scénarios collectifs et à l’issue indéterminée. L’infrastructure du pavillon est composée de quatre éléments : quatre murs, le sol, le plafond et un rideau de façade. Les quatre murs, ou « Murs sonores », sont la pièce centrale et constituent le système sonore proprement dit. Les murs sont installés sur des roues, afin de permettre aux artistes d’interagir et de les travailler en les agençant dans l’espace de manière différente au fil de l’avancée de l’activation. L’artiste invité les utilise librement pendant sa résidence. Mais les murs sont les outils de la performance : ils permettent aussi, lorsqu’aucun artiste n’est présent, de jouer la bibliothèque de sons enregistrée et les pièces produites. Les quatre murs sonores peuvent être mis en syntonie, diffusant en boucle une performance antérieure, ou en interférence les uns avec les autres. Ces moments de confrontation ou d’interférence entre les travaux de différents artistes sont conçus comme un « dialogue comparatif »… La boucle est bouclée.

Concernant le message véhiculé, Alessandro Cugola du collectif Every Island appuie une fois de plus sur l’aspect anti-individualiste de l’œuvre : « Il y’a déjà tellement de choses qui ont été produites, de manière générale. Une démarche artistique n’implique pas forcément la création d’une nouvelle chose ex nihilo, mais peut très bien s’inspirer et utiliser de manière vertueuse ce qui existe déjà. Nous poussons certainement cette pensée à une certaine limite avec notre projet, en encourageant l’utilisation presque sauvage d’un corpus existant, mais cela nous intriguait beaucoup de faire appel aux valeurs de confiance et de compréhension mutuelle. Chaque artiste sera ainsi un vecteur, un messager d’un travail commun, en comprenant le processus même de ce qui se passe dans le pavillon ». Une  excitante aberration, dans une société où la technologie mise au service de l’autopromotion et du repli sur soi. « Une pause politique dans ce flux saturé, particulièrement tentante pour un collectif d’artistes et de curateurs émergents, dans un contexte où il devient de plus en plus difficile d’identifier ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas », comme la décrit Joel Valabrega.

Andrea Mancini, quant à lui, conclut autour de l’utilisation du son comme médium : « Il s’agit ici de se demander si le son peut devenir un langage commun, ce qui est probablement impossible in fine, mais le son constitue un outil incroyable d’expression artistique et linguistique entre artistes et auprès du public. Notre langage évolue et peine parfois à s’adapter à la marche des choses et aux transformations sociales, on le voit par exemple avec la dénomination des genres aujourd’hui. L’évolution de cette notion est incroyable, mais peut parfois devenir clivante à cause du facteur langage dans lequel les gens ont du mal à trouver les bons repères. Le son est bien plus fluide et touche de manière beaucoup plus directe les émotions et l’affect… »

Le Luxembourg à la Biennale di Venzia

Depuis 1988, le Luxembourg participe régulièrement aux Expositions Internationales d’Art et d’Architecture de la Biennale de Venise. D’abord exposé dans différents lieux, le pavillon luxembourgeois s’installe en 1999 au rez-de-chaussée de la Ca’ del Duca, sur le Grand Canal. En 2003, le Luxembourg remporte le Lion d’Or du meilleur pavillon avec l’artiste Su-Mei Tse. Depuis 2018, le pavillon luxembourgeois (architecture et art) occupe une partie des Sale d’Armi, à l’intérieur de l’Arsenal, aux termes d’un contrat signé en 2017 entre l’État du Luxembourg et la Fondation La Biennale di Venezia, garantissant la présence du pays à l’Arsenal pour les vingt prochaines années. A Comparative Dialogue Act est la première collaboration entre Andrea Mancini et Every Island, même si le groupe s’était déjà rencontré auparavant au sein de résidences en Belgique ou encore au Mudam Luxembourg.

Ce format est également à retrouver dans Bold Magazine #84, à lire en ligne ici!

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