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Eurovision 2024, le bal des engagés

Par Sébastien Vécrin

Trente piges que le Luxembourg n’avait pas participé à l’Eurovision, le plus grand télé-crochet du vieux continent. Qu’on adhère ou pas à cette grande messe du mainstream, les organisateurs ont reçu pas moins de 459 candidatures pour défendre le Grand-Duché à Malmö. À quelques jours à peine de la finale nationale, une question nous taraude : qui a bien pu produire toutes ces tracks dans l’urgence ?

Pour espérer s’envoler jusqu’en Suède en mai prochain afin de pousser la chansonnette sur la scène de la 68ᵉ édition de l’Eurovision, les talents ont dû faire fissa. Entre l’ouverture des présélections par RTL le 3 juillet et la date butoir de rendus des morceaux début octobre, les candidats n’avaient que quelques mois pour peaufiner leurs lyrics sur de belles harmonies. Tout le monde était éligible, ou presque. Il fallait avoir 16 printemps, être de nationalité luxembourgeoise ou résident.e. Même si tu avais habité dans le pays trois années consécutives, ça passait crème.

Six, ça suffit !

La sélection s’est gérée en trois catégories distinctes. La première pour les chanteurs et compositeurs qui ont déjà un catalogue de morceaux. Ensuite, les chanteurs qui veulent tenter leur chance sans titre déjà composé, puis la troisième, qui consiste à collaborer avec un producteur national. Dans tous les cas, RTL va choisir six champions qui défendront bec et ongles leur game sur la scène de la Rockhal le 27 janvier, le tout retransmis en live sur la chaîne de télé. Ensuite, il ne pourra en rester qu’un… qui ira s’égosiller les cordes vocales sur les planches de la ville suédoise avec, dans sa loge, un sandwich au hareng et des boulettes de viande Ikea. D’ailleurs, si cette grande célébration du bon son se passe en Suède, c’est parce que les Vikings sont montés tout en haut du podium cette année, avec le titre « Tattoo » interprété par Loreen.

Si tu gagnes, l’année suivante tu organises la teuf, c’est la règle. Et Dieu sait que ça coûte bonbon. Faudra d’ailleurs se poser les bonnes questions si une star de notre patrimoine remporte le délire ! Comment le nouveau gouvernement de Luc Frieden ferait pour organiser l’Eurovision suivant ? Let’s make it happen certes, mais la planche à billets va devoir tourner les frérots. Il est nécessaire d’anticiper une salle de plus de 15 000 personnes, donc bye bye la Rockhal et ses 6500 places, la blinde d’hôtel et du matos technique, en veux-tu en voilà. Le problème avait déjà eu lieu en 1974. Le Luxembourg avait remporté l’édition l’année précédente avec la chanson « Tu te reconnaîtras », interprétée par Anne-Marie David. La prestation avait cumulé 129 votes sur les 160 possibles. Du jamais vu ! Malheureusement, faute de monnaie sonnante et trébuchante, le Grand-Duché n’avait pas pu se charger des festivités. Ce fut finalement la BBC qui s’offrit pour organiser la bamboche, à Brighton avec, cerise sur le pudding, la victoire d’ABBA. Dommage pour le Luxembourg, pourtant pays fondateur du concours aux côtés de l’Allemagne, les Pays-Bas, la France, la Suisse, l’Italie et la Belgique.

Amoureuse de Sébastien

De mon côté, ce que je retiens de l’Eurovision ? Pas grand-chose… La victoire du Luxembourg, en 1965, avec la chanson « Poupée de cire, poupée de son » interprétée par France Gall. Il y avait eu de l’eau dans le gaz pendant les répétitions entre l’orchestre italien et Serge Gainsbourg, l’auteur-compositeur de la chanson, connu et reconnu pour aimer foutre le bordel avec un maximum d’irrévérence. Après son passage à l’Eurovision, la chanson fut un succès de ouf. Cela dit, soyons honnêtes, nous n’avons pas toujours ramené la coupe à la maison et nous avons même terminé grands derniers trois fois. Je me souviens aussi de Sébastien Tellier en 2008 à Belgrade pour représenter la France. Le dandy s’était pointé sur scène en voiturette de golf en tapant des ballons d’hélium. Un pouce bleu pour le bro. Il avait interprété son tube « Divine » avec la classe qui le caractérise. Cependant, les lyrics en anglais avaient rendu nerveux le député UMP François-Michel Gonnot, s’énervant contre une pénalisation de la langue de Molière. Hey François-Michel, relis donc voir ce texte, tu vas vite comprendre ce que j’en fais de la langue de Molière. Pauvre France ! Ensuite, un petit souvenir saugrenu : le chanteur italien de Måneskin, soupçonné d’avoir le nez dans la neige pendant l’annonce de leur victoire, face caméra, pépère, zen, oklm, en toute décontraction. Ah j’oubliais, j’ai bien aimé aussi, en 2006, les cousins de Lordi, sapés comme jaja en monstres chelous qui envoyaient du heavy metal comme des fous mabouls. Leur présence à l’Eurovision avait heurté des petits groupes conservateurs grecs qui avaient réclamé leur retrait de la compétition because ils glorifient Satan. J’en rigole encore.

Un dernier Tango à Differdange

Mais revenons-en à nos moutons, l’idée avec cette participation à l’Eurovision 2024 est de faire parler du pays, d’attirer du touriste qui ira faire des selfies avec le garde du palais grand-ducal, mais surtout de booster la créativité des artistes du Luxembourg. Bon, avant de faire ses valises pour la Suède, les petits chanteurs vont devoir convaincre le jury international pour arriver sur la première marche du podium luxembourgeois. Et pour séduire, il faut arriver armé, avec du son calibré pour l’international, des rimes parfaites, un mix al dente et un mastering aux petits oignons, parce que forcément, on va se frotter aux meilleurs de l’Europe. C’est là qu’interviennent, entre autres, deux producteurs de renom que j’ai pris soin de rencontrer. Ironie du sort, les deux sont établis à Differdange.

Le premier, Tom Gatti, est une ancienne gloire locale du rock puisqu’il était bassiste d’Eternal Tango. Le plus grand coup de maître du groupe de rock a sûrement été de tourner en boucle un été sur MTV Germany. « On faisait de la musique pour un public jeune. On savait tous qu’on ne pourrait pas continuer jusqu’à nos 60 ans comme les Rolling Stones (sourire). Mon but a toujours été de devenir ingénieur du son et d’écrire avec d’autres personnes. » Tom, après la dissolution du groupe en 2012, a alors commencé à suivre en tournées d’autres groupes, brancher des micros sur des plateaux live, se faire la main sur les consoles de mixage et améliorer sa technique en mode Do It Yourself. Il a également suivi des formations ici et là pour parfaire sa technique. « Step by step, j’ai commencé à travailler dans le métier en tant qu’intermittent du spectacle pour diverses structures de sonorisation de la région. » Dès qu’il s’est senti prêt et que les planètes se sont alignées, Tom a monté, avec des collègues, Unison Studios, un collectif de producteurs basé au 1535°, le hub créatif de Differdange qui ressemble à une rue de Williamsburg. Le spot est magistral, hyper bien décoré, avec des instruments partout dont 80 % proviennent de la collection personnelle de Tom. L’atmosphère est inspirante, majestueuse et encourage fortement à la créativité. C’est dans ce petit paradis que Tom produit, par exemple, tous les albums de Rome, le projet dark folk de Jérôme Reuter qui fait rayonner le Luxembourg à l’étranger avec des disques tous plus incroyables les uns que les autres. Tom collabore aussi avec tous les prochains artistes bankables qui vont mettre le Grand-Duché sur la carte.

À 41 ans, le producteur fait toujours un peu de musique. « J’ai un groupe de vieux, Mad Fox. On compose du pop rock avec que des pros qui, malheureusement, tournent toute l’année avec leurs autres projets comme Charel Stoltz ou Jérôme Klein. Nous avons donc très peu de temps pour nous voir, mais quand on se voit, on produit très vite de la musique. » Il est donc tout à fait légitime que Tom se soit inscrit en tant que producteur pour cette édition 2024 de l’Eurovision. « J’ai eu accès à toutes les vidéos des artistes qui participaient.  J’ai commencé à recevoir des mails tous les jours. J’ai dû trier et en fin de compte, j’ai bossé sur 13 morceaux. J’ai produit Alfalfa, un groupe avec qui je travaille depuis des années. Ils avaient des tracks prêts, pas forcément dédiés à l’Eurovision, mais on a tenté quand même. Puis, dans la foulée, j’ai écrit avec les métalleux Echosex, un morceau plus electro metal complètement calibré pour le grand public. Soit on l’aime, soit on le déteste, mais c’est radical (sourire). J’ai aussi aidé un jeune pianiste de 18 ans avec une voix magnifique. On a épluché ensemble ces morceaux et j’en ai retenu un super bon. Nous l’avons produit ensemble avec des arrangements plus pop. Idem, j’ai collaboré avec Magali Speicher alias Marcy, sur un morceau très complet qui, selon moi, a toutes ses chances de faire la différence. J’ai également accompagné avec un compositeur de Tel Aviv. Mais, ce n’est pas tout, de mon côté, j’ai tenté ma chance avec trois tracks à moi. J’ai invité deux chanteuses anglaises à poser leurs voix sur mes sons. On verra bien (sourire). » Tom sort d’une grosse période de rush. Il a déjà finalisé ses clients et ensuite, le dernier jour, il s’est occupé de ses trois compos, sur le fil. Professionnalisme oblige.

Packo Mano

Le second producteur chez qui je suis allé sonner est Packo Galandris. Le jour de notre interview, il termine un enregistrement avec Thorunn. Le Differdangeois est un DJ musicien de house et techno qui passe le plus clair de son temps dans son studio à Oberkorn, dans le grenier de sa maison familiale. Il est également directeur artistique du club Flying Dutchman à Beaufort. Chez lui, c’est une autre limonade, l’ambiance good mood est à la bonne franquette. Son antre t’envoie 1000 souvenirs dans la ganache avec des flyers, des prix reçus aux Luxembourg Nightlife Awards, des murs chargés d’histoires et des boutons qui clignotent de partout. C’est le genre de spot dans lequel tu as envie de passer une after à écouter du bon son en sortant des vannes. La dernière fois que j’étais passé documenter la créativité de Packo, il produisait une chanson de blues d’Edward, un SDF mythique qui traîne au Parc Gerlach. Le sans-abri originaire de Toronto avait écrit une love song à la gloire de Differdange. Voilà, Packo, c’est ce genre de pari complètement fou qui le fait vibrer ! Il aime foncer tête baissée dans un projet rocambolesque pour l’amour de la musique. Alors quand il a commencé à recevoir des emails pour produire des sons pour l’Eurovision, le bougre a tout de suite accepté.

« J’ai dû faire le tri, tellement j’ai reçu de propositions… On m’a contacté pour des productions et des enregistrements. Pendant cinq semaines, j’avais un planning très rempli. La plupart du temps, je bossais sur des idées très vagues qu’il fallait arranger, enregistrer, mixer et masteriser, bref produire à 100 %. Ma tâche était d’avoir une vue d’ensemble du projet, de rassembler tous les différents éléments et idées et de voir si quelque chose en émergeait (sourire). Et en parlant d’émergence, son travail avec Rose Stanley a porté ses fruits. L’autrice-compositrice a décidé de travailler avec la voix de Nicolas Delpierre. Une fois les bases posées, Rose et Nicolas se sont rendus au studio de Packo pour produire tous ensemble deux chansons avec des inspirations à la Amy Winehouse et James Bond. Tout un programme ! « J’ai aussi produit Ines Lopes et Carole Steffen. Carole, je la connais bien, nous avions collaboré il y a quelques années pour mon propre projet electro Packo Galandris. Elle est venue avec un texte et nous avons bossé un morceau complet ensemble. Ensuite, pour le mixage et le mastering, j’aime bien le faire seul, concentré sur ma console, pendant sept ou huit heures. Ça dépend du nombre de pistes. »

Dans tous les cas, Tom et Packo s’accordent à dire que cette émulation autour de la participation à l’Eurovision sera bénéfique pour la scène musicale luxembourgeoise. Il en ressortira forcément du bon et c’est assez cool qu’autant de monde ait osé envoyer ses sons. Maintenant, on croise les doigts !

Ce format est également à retrouver dans le Bold Magazine #83, à lire en ligne ici!

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