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Pleins phares sur le rap de la frontière

Par Fabien Rodrigues

La frontière franco-luxembourgeoise, avec son passé industriel, sa mixité et ses défis sociaux est un terrain particulièrement propice à l’émergence d’une scène rap francophone qui compte. Pourtant, même si les artistes sont là, elle semble encore manquer d’une certaine cohésion et d’un vecteur commun de promotion. Quelles en sont les raisons et quels sont les espoirs des poseurs de sons ? Bold est allé voir un peu ce qui se passe…

Lorsqu’on voit la programmation de certains festivals d‘envergure et leur succès – prenons au hasard les dernières Francofolies d’Esch-sur-Alzette, il est difficile de ne pas penser que le rap français n’a pas encore de très beaux jours devant lui. Pourtant, en regardant au-delà des grandes têtes d’affiche et d’un petit peu plus près une scène beaucoup plus locale, la question de la présence et de l’émulation des artistes rap/hip-hop francophones se pose de manière assez flagrante.

La géographie, c’est une frontière franco-luxembourgeoise toujours un peu empêtrée dans son héritage post-industriel et ses défis sociaux ; les artistes, ce sont CharlZ à Thionville, Taipan à Thil, Mayor Bee à Longwy ou encore Illegy à Metz qui ont tous une actu chaude en cette rentrée 2023, mais qui semblent déconnectés les uns des autres, en recherche d’une scène plus cohérente, reconnue et mise en lumière comme elle le mérite. Faute d’une volonté publique ou privée qui le permettrait, ce seront peut-être bien eux qui se colleront à la création…

La jeunesse qui forme

Pour tous les artistes avec qui nous nous sommes entretenus, la musique n’a jamais été un choix tardif, mais bien une passion des bancs d’école. C’est le cas pour Vincent Habay, alias Taipan, le tonton du groupe, qui officie également comme ingénieur du son en nocturne au Bamhaus de Beggen. Il tombe dans la musique à l’époque épique de L’École du Micro d’Argent. Avec son cousin de cœur, dont les mamans sont voisines depuis toujours à Thil, ça quitte plus ou moins la voie scolaire pour s’acheter de premières machines et écrire de premiers textes. « On avait choppé une Akai S01, une dinguerie dont on se servait comme des gamins ».

Le cousin deviendra vite le producteur C.H.I, mais avant ils sortent une première mixtape, « so many bédos ago, en 2008 » et exporte les premiers sons sur internet. S’enchainent un concours gagné sur Skyrock, l’émission Original Bombatack qui devient un label rimant avec les débuts de Booba et d’Oxmo, une présence sur une compil nationale en France, un double album sur le label de Youssoufa avec qui il signe quelque featurings qui comptent… Le rap a appris la beauté des lettres à Taipan, comme il le dit : « Par le rap j’ai découvert la littérature, la vie des auteurs », mais la jeune scène locale lui semble plus lointaine depuis son retour de Paris. « Je dois dire que je ne connais pas cette scène comme je le pourrais, je remarque par contre que les gamins sont très bons pour utiliser les outils à leur disposition et s’approprier les procédés. Y’a de la débrouille, tu ne vois pas ça dans ceux qui passent par la télé, y’a un côté durable que j’aime bien ».

Quand il parle des jeunes du coin, il retrouve aussi les scènes qu’il a connues dans d’autres régions au passé industriel, avec « des gens qui ont vraiment des choses à dire », comme Lille, Valenciennes ou Saint-Étienne. Ou moins loin, bien moins loin, à Longwy où a grandi – justement – un grand gamin de 26 ans au physique imposant : François Bachmann, que se fait récemment connaitre sous son blaze Mayor Bee. Encore grisé par ses premières scènes récentes à la Fête de la Musique de Mont-Saint-Martin, à Cannes pour un défilé ou encore sur la place de Paris à Luxembourg, le grand gaillard a sorti fin juillet le premier extrait de son EP Cellule Royale prévu pour octobre, 10 ans d’âge.

Lui aussi a commencé la musique très jeune, avec un peu de batterie, mais surtout de piano électrique « éclaté que j’avais acheté 20 balles », avant un upgrade qui va lui permettre de composer ses premières prods instrumentales. D’autres viendront, qu’il mettra à dispo sur la plateforme Beatstar dédiée aux artistes qui cherchent des instrus, « mais comme personne n’en voulait, j’ai décidé de les prendre en main moi-même ! » – opportunité plus que rancune, c’est mieux. Il sort un premier single Royaume en 2021, puis un son par mois pendant un an, sous forme de défi. Avec son premier EP, et même s’il avoue toujours chercher son style de manière plus précise, il s’enthousiasme à l’idée de pouvoir enfin parler « plus de mon vécu, de mes doutes et de rattraper mes erreurs que simplement de meufs, même si elles seront évidemment toujours présentes, tout comme mon approche mélodique ». Il explore et s’essaye à des styles jamais abordés jusque-là comme le R’n’B ou la Synthwave ainsi qu’à de nouveaux styles de production…

Cette nouvelle étape, Mayor Bee la doit notamment à la création de son label 3.11 Production avec son pote Remi Livet, sur lequel sont déjà signés une paire de chouettes DJs du coin. Quant à son prochain clip vidéo de Pour Toi, il l’annonce comme « une lettre d’amour à la musique et à mes aventures de ces deux dernières années ». Des aventures qui ne l’ont pas pour autant fait rencontrer beaucoup d’autres artistes de la région, « probablement par manque d’une communauté active ». Il précise que « même si j’ai contacté des festivals et des radios, du côté français comme au Luxembourg, on a très rarement des réponses et encore moins de bookings. Ça n’aide pas à échanger avec les autres artistes de manière vertueuse » …

Une A31 à deux vitesses ?

Quand on passe du côté mosellan, c’est à peu près le même discours que l’on peut entendre dans la bouche de Tom « CharlZ » Chiancazzo, tout juste trentenaire et thionvillois depuis toujours. Lui aussi s’est produit sur scène lors de la dernière Fête de la Musique, mais grâce à sa propre volonté ainsi que celle de Mobo, avec qui il collabore étroitement : « On est simplement passés déposer notre EP au LED, un lieu dédié aux répétitions à Thionville. Ils nous ont dit d’organiser une scène pour le 21 juin ! Mais les lieux ont du mal à se faire bien connaitre auprès des artistes, je trouve. Et il y a clairement beaucoup de pistons. Il manque d’un lieu dédié et géré par une équipe qui a envie de promouvoir la scène locale, pour nous fédérer et éviter que l’on s’éparpille. C’est, à mon avis, à notre génération de prendre cela en main, parce que pour l’instant, c’est la cata ! ».

CharlZ @ALLZeWay productions

Pour CharlZ, sa première baffe musicale, alors qu’il vient d’une famille « pas franchement mélomane », c’est 50 Cent, en 2003. « Je me suis dit immédiatement que je devais faire de la musique, et en Anglais, même si je parlais à peine la langue ! » Reed (son nom d’alors) finit par sortir 10 sons en 2015/16, puis la pandémie et les confinements le font réfléchir et lui donnent envie de passer au Français. « J’avais des choses à dire, à rattraper et c’est la première fois que je me sentais de poser ma voix en Français », précise-t-il. Une certaine introspection qui va le rapprocher de Mobo, avec qui il a un coup de cœur musical et amical.

Ensemble, ils dévoilent fin 2022 Aura, un EP de 11 titres bien frais, avec 3 vidéos qui le sont tout autant, notamment grâce à une esthétique qui fait clairement partie de leur réflexion commune. « J’ai beaucoup aimé la manière dont Mobo écrivait, qui s’est bien accordée avec les envies musicales que j’avais alors, celles de sortir d’un personnage fermé et d’une approche plus réelle par rapport à qui je suis vraiment »… Et si le succès est au rendez-vous, avec pas loin de 600.000 streams sur Spotify, cela n’empêche pas Tom de développer des projets seuls, comme c’est le cas en ce moment et de nouveaux sons, particulièrement produits pour la diffusion sociale et prévus pour cet automne.

Du côté de Metz enfin, on s’attend à une émulation plus forte, surtout quand on voit les programmations très pointues d’institutions comme la BAM. Mais a priori, le cercle reste assez restreint et difficile d’accès pour des nouveaux venus – ou de retour après 20 ans passés à étudier et à enseigner à Paris comme c’est le cas pour Grégoire Schmitzberger, aka Illegy, qui y a posé à nouveau ses valises en septembre 2022. Passé par Sciences Po’ puis Normale Sup’ et agrégé de lettres classiques, Illegy est amoureux des mots et de culture grecque autant que de musique… « Je me rappelle avoir toujours été au contact de la culture à la maison, et je me suis vite passionné pour la poésie grecque et le piano autant que pour la street culture ». Il s’intéresse aussi de près au Rebetiko, un style musical issu des vagues migratoires grecques de retour « au pays » après avoir été chassés d’Asie Mineure dans les années 1920. « Mon envie a toujours été de briser les contrastes trop forts qui sont paralysants et stérilisants, selon moi ».

Il le prouve avec un nouveau morceau, Vita Bella, prévu en cette rentrée 2023. Un son d’été pour la fin de ce dernier, « dans lequel il y a un peu plus que des paires de fesses », promet-il, assorti d’un clip réalisé par Dimitri Carpentier. Inspiré dans sa jeunesse par IAM et MC Solaar, Illegy souhaite donner un caractère holistique à son approche musicale autant que de pouvoir participer davantage à la scène messine. « On sent qu’il y’a une volonté de créer un bouillon, clairement, mais je remarque qu’il y’a souvent les mêmes noms sur les affiches. Les programmateurs ont leur rôle autant que les artistes ».

Il y’aurait donc différentes vitesses sur l’autoroute (la départementale ?) du rap francophone local, mais il est indiscutable que les talents sont là et qu’ils en veulent. Les jeunes, comme ceux plus installés. La preuve : notre bon Taipan, même confortablement installé dans son studio d’enregistrement luxembourgeois, continue à distiller de nouveaux morceaux dès qu’il le veut et qu’il a, une fois de plus « quelque chose à dire », comme avec Ta Dose, très inspiré des climats anxiogènes du moment, véritables « épisode de Black Mirror à ciel ouvert », selon Vincent…

Ce format est également à retrouver dans le Bold Magazine #81, à lire en ligne ici!

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