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Yann Annicchiarico et le rocher des singes

Par Fabien Rodrigues

Artiste conceptuel aussi discret qu’il n’est adoubé par la communauté, Yann Annicchiarico vient de débuter une des résidences berlinoises les plus prestigieuses, à la Künstlerhaus Bethanien, promue par kultur I lx. Mais avant cela, il est allé s’isoler aux côtés de biologistes sur les hauteurs de Gibraltar, aux côtés d’une population de signes endémiques qui lui trottaient dans la tête depuis un moment… Une expérience qui s’est avérée bien différente que ce qu’il avait imaginé et qu’il nous a contée à son retour.

On pourrait se poser la question du pourquoi, mais il vaut mieux se dire que c’était une évidence. Oui, Yann devait aller voir ce qui se passait tout en haut de ce rocher frontière, de cette enclave britannique aussi luxuriante que minérale et paradoxale faisant face au Maroc et au détroit éponyme. Il se devait d’y aller, car il pensait beaucoup, depuis quelques mois déjà, depuis un voyage à l’été 2022, à son héritage grec et à la musique blues née des pogroms grecs du début des années vingt, lorsque la mort prématurée du jeune souverain Alexandre Ier plonge la Grèce dans une crise sans précédent et vers une défaite face à la Turquie, qui chasse alors les Grecs de ses terres – dans le meilleur des cas – et les force à retourner dans un pays qu’ils n’ont jamais connu et où ils ne sont pas attendus…

Le rapport avec le voyage de Yann à Gibraltar ? On y arrive : il se trouve que la mort du jeune roi des Hellènes survient en quelques jours à peine, suite à un accident peu commun, à savoir la morsure d’un macaque de Barbarie dans sa propriété de Tatoï. Le singe, qui appartient à un des employés du domaine au service du roi, est – roulement de tambours – de la même espèce que celle que l’on trouve, justement, sur le rocher de Gibraltar… Où ses représentants, au nombre estimé de 250 à 300, sont d’ailleurs les seuls singes autochtones d’Europe et où ils représentent, selon l’adage, la pérennité de l’emprise britannique sur le territoire. La morsure de l’un d’eux, importé à la cour grecque d’alors, serait donc, dans un effet papillon, à l’origine d’une des grandes tragédies européennes du XXe siècle…

Il fallait donc qu’il aille voir l’origine possible de ce blues de l’exil, appelé aussi Rebetiko, en s’installant pendant trois mois dans une communauté scientifique du territoire britannique ayant pour vocation l’observation et l’étude de la population de primates. « Tout d’abord, il y avait la géographie du lieu, cette frontière naturelle entre des pays et même deux continents qui attire les humains depuis toujours ; puis viennent les singes et la particularité qu’ils représentent sur ces terres très minérales », nous confie l’artiste. Sur place, il est souvent seul et observe le ballet qui s’opère chaque jour entre les animaux, les touristes et les taxis qui utilisent les singes pour appâter le chaland. Avec amusement d’abord, puis plus de circonspection : « Cette interaction était une rencontre de plusieurs mondes avec beaucoup d’antagonismes, malgré une roue apparemment bien huilée. Chaque taxi a son singe, les singes jouent le jeu, mais une fois la fin de la journée arrivée et les bus de touristes repartis, ils rejoignent leur vie sauvage, sur les hauteurs du rocher ». En très bref (pour une fois) : malgré un effort certain, le truc ne l’inspire pas…

La nuit, les bateaux…

Le manque d’inspiration convaincante l’empêche de dormir bien la nuit, et Yann Annicchiarico prend goût à de longues marches nocturnes, iPad à la main. Il y’a très peu de lumière et les contours de ce qui l’entoure sont presque absents, ce qui lui permet de dépasser un certain cadre visuel. « Aller au bout de la perception d’une frontière, c’est m’y soustraire », s’enthousiasme-t-il. Une nouvelle vision avec laquelle il accueille à bras ouverts un aspect du rocher qu’il n’avait pas remarqué jusque-là : en pleine nuit, le trafic des bateaux ne faiblit pas dans le détroit et les lumières inhérentes à ces passages incessants se reflètent sur la paroi minérale claire du rocher, qui devient alors canevas photographique…

« Alors que je voyais la photo comme un ensemble de clichés de touristes depuis mon arrivée, un truc un peu vieilles colonies avec le mec de Jumanji, ce contraste soudain m’a permis de questionner l’identité et le rôle du photographe, la culture visuelle généralisée et de déjouer quelque part cette perception au cœur de la nuit, grâce à un phénomène qui ignore qu’il me le permet… J’y suis allé à vue, j’ai écouté le bon comme le mauvais au fur et à mesure, en m’éloignant sans doute de ma volonté initiale, mais en m’approchant d’un exercice qui me plaisait ».

Berlin

Yann, qui vit et travaille à Luxembourg, est donc à présent de retour en Allemagne, pays qu’il connait bien puisqu’il a reçu, entre autres et en 2020, la bourse Francis-André pour sa première exposition monographique en institution publique présentée au KIT – Kunst im Tunnel à Düsseldorf. Cette fois, c’est donc Berlin qui l’appelle avec une résidence de six mois qui semble faire suite logique ou presque – ou qui crée en tout cas un point charnière avec son séjour à Gibraltar – pendant laquelle il travaillera à intégrer les modes de vie des autres êtres vivants dans la pensée humaine.

« Mon approche vise à abolir la séparation artificielle entre nature et culture. Dans ce contexte, je suis avec grand intérêt les courants de pensée de l’anthropologie non humaine de la dernière décennie. Le corpus d’œuvres présenté dans mon portfolio a commencé par une rencontre fortuite au cours de laquelle un papillon de nuit s’est introduit dans l’une de mes sculptures et a laissé des traces de sa présence. En tant qu’êtres volants et nocturnes, la nature biologique des papillons de nuit présente des façons radicalement différentes d’exister et de percevoir le monde par rapport aux nôtres. Mon petit univers humain s’est enrichi d’une rencontre fortuite avec un insecte. Une autre partie importante de mon travail s’intéresse à la façon dont l’architecture, à travers la ville moderne, structure notre pensée humaine et est sans doute à l’origine de cette division artificielle entre la nature et le monde, entre nature et culture », déclare l’artiste quant à cette résidence de recherche et de création à la Künstlerhaus Bethanien.

Le lieu propose d’ailleurs une exposition de travail de Yann du 22 septembre au 15 octobre – à ne pas louper si vous êtes de passage dans la capitale allemande. Quant à son aventure nocturne entre primates, lumières et toile minérale, l’artiste réfléchit encore à la manière idoine de la mettre en scène, idéalement au Luxembourg. À suivre…

Ce format est également à retrouver dans le Bold Magazine #81, à lire en ligne ici!

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